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La confession du comte Grifolin

La confession du comte Grifolin

Facétie en dialogue de M. de Maribaron  [De Cubières].

 

                  Le comte Grifolin

Le Petit almanach les met au désespoir.

Qu’en dites-vous, Marquis ?

 

                  Le marquis Zinzolin

                                            Comte, je viens de voir

Quatre de ces messieurs que vous nommez grands hommes ;

Ils s’expliquaient ainsi : « Tous quatre nous y sommes ;

Mais les traits que sur nous Grifolin a lancés,

Retombent sur lui-même et nous vengent assez.

Croit-il donc que son livre annonce du génie ?

Largement saupoudré du sel de l’ironie,

Nos écrits, il est vrai, s’y montrent sous un jour

Qui les a fait siffler à la ville, à la cour.

L’ironie est piquante, et d’abord elle étonne :

Bientôt elle devient traînante, monotone,

Et tristement semblable aux fades Camaïeux

Dont la couleur unique importune les yeux.

Des contre-vérités l’esprit enfin se lasse. »

 

                  Le comte Grifolin

Ma prose ne vaut pas les vers légers d’Horace,

Ni ceux de Despréaux. L’art des rapprochements

Y répand toutefois de nombreux agréments,

Et cet air m’a du moins mérité quelque gloire.

N’en convenaient-ils pas ?

 

                  Le marquis Zinzolin

                               Non. J’ai bonne mémoire.

« Plaisanter sur les noms et jouer sur les mots,

Se disaient-ils encor, n’est que l’esprit des sots :

Et quel autre a fait voir le monsieur qui nous raille ?

C’est, il faut l’avouer, une heureuse trouvaille,

» Que d’atteler ensemble et Briquet et Braquet,

Et Castor et Costard, et Le Blanc et Brunet !

Biennourri, Bienvenu, marchant de compagnie,

Ne supposent-ils pas un effort de génie,

Et qu’un jour Grifolin surpassera Fréron ?

Il fait plus : accouplant le bœuf et le ciron,

Sur une même ligne avec malice il range

Le puissant Baculard et l’exigu Saint-Ange,

Et confond leurs talents ainsi que leurs portraits.

Sous le nom de Gudin, il siffle Beaumarchais ;

Beaumarchais dont la verve est en bons mots fertile,

Et qui, pour ce Thersite, est un nouvel Achille. »

Comte, de tels discours ne manquent pas de sens.

Ne serions-nous tous deux que de mauvais plaisants ?

Je crains que votre esprit, qui sous mon nom circule,

Ne me rende, à la fin, tant soit peu ridicule.

 

                  Le comte Grifolin

Comment ?

 

                  Le marquis Zinzolin

                 Grâces à vous ! quelques malins écrits,

Viennent de me placer au rang des beaux esprits.

 

 

                  Le comte Grifolin

J’en conviens ; seriez-vous fâché de le paraître ?

 

                  Le marquis Zinzolin

Je passais pour un fat, et glorieux de l’être,

Je me faisais un nom par mes airs de hauteur.

On ne voit plus en moi qu’un détestable auteur,

Qu’un Zoïle impudent et qu’un plat satirique.

Vous le savez pourtant ; sobre de sel attique,

Rarement j’en ai mis dans mes légers propos,

Et mes discours jamais n’ont troublé le repos

De ces pauvres rimeurs que poursuit votre Muse.

De vos livrets mordants que le public s’amuse,

J’y consens ; mais cessons d’être en société

Et n’allons plus ensemble à l’immortalité.

 

                  Le comte Grifolin

J’y consens de bon cœur. Je suis si las moi-même

D’un métier dont je sens et la bassesse extrême

Et l’extrême danger ! Zoïle est en horreur :

J’excite, comme lui, le mépris, la terreur,

Et je voudrais n’avoir jamais appris à lire.

 

                  Le marquis Zinzolin

Comte, vous m’étonnez. Si l’affreuse satire

Vous inspira toujours tant de haine, pourquoi

De votre naturel ne pas suivre la loi ?

Si le ciel vous fît bon, pourquoi cesser de l’être ?

 

                  Le comte Grifolin

Tel que je suis, Marquis, vous allez me connaître.

C’est trop cacher mes traits sous un masque trompeur,

Le rire est sur ma bouche et la mort dans mon cœur.

Écoutez le récit de ma triste aventure.

Par mon père jeté dans la cléricature,

J’étudiai Sanchez, de Matrimonio,

Et du grand Saint-Thomas la Somme in-folio.

De ces graves docteurs j’épuisai la science,

Et m’instruisis à fond, des cas de conscience.

J’aurais pu terrasser Bayle, Servet, Jurieu,

Et, soit dit entre nous, je ne crois pas en Dieu.

Messieurs de Sainte-Garde, aiment peu qu’on s’avise

De préférer Lucrèce aux livres de Moïse :

C’était là mon défaut. Las d’un joug odieux,

Je vins persuader au sage Deparcieux,

Qu’il devait me traiter comme un fils de son frère,

Et je lui démontrai par un bon corollaire

Que j’étais son neveu. Le sage n’en crut rien ;

Mais je quittai mon nom pour arborer le sien,

Et je me crus profond dans la géométrie.

Nul n’est, à ce qu’on dit, prophète en sa patrie.

Je ne retournai point aux rives du Gardon,

Lieux où j’ai vu le jour. Grâce à mon nouveau nom,

Je chantai les savants, les grands seigneurs, les belles,

Et les cours de chimie, et même les ruelles.

Pétrone fut toujours mon auteur favori ;

C’est mon vade mecum. De ses leçons nourri,

Je m’assis avec gloire aux banquets délectables

Où se rendent le soir des libertins aimables.

On m’accueillit partout ; mais j’étais indigent,

Et la gloire toujours ne tient pas lieu d’argent.

Je fis, pour en gagner, des extraits au Mercure ;

La gloire m’y suivit. De cette source pure

La renommée et l’or découlent à la fois.

Pankoucke me donnait cinquante écus par mois ;

Et fier de ces trésors, je conçus l’espérance

De devenir un jour le Crésus de la France.

Je bénissais Pankoucke, et m’enorgueillissais ;

Mais les revers, hélas ! sont voisins des succès :

On ne le sait que trop, et le grand Mithridate

L’a souvent éprouvé sur les bords de l’Euphrate.

Ce vainqueur des Romains, par les Romains vaincu,

S’écriait en mourant qu’il avait trop vécu ;

Et telle est des humains la triste destinée !

De Cosseph d’Ustaris * la plume fortunée

* Nom que prit Garat dans quelques articles du Mercure.

L’emporta sur la mienne, et ce Longin nouveau

Exila mon génie en un coin du caveau,

Séjour qui peint si bien la demeure infernale.

Là, bientôt les vapeurs que la vanille exhale,

Troublant de mon cerveau les débiles esprits,

Le sommeil vint fermer mes yeux appesantis,

Et, dans un songe affreux, une ombre épouvantable,

L’ombre du grand Gilbert, debout sur une table,

Et tenant à la main le fouet de Despréaux,

L’agite à mon oreille et me parle en ces mots :

« Tu dors, frère, tu dors ; ô crime que j’abhorre !

Tu dors, et cependant Voltaire imprime encore,

Et Paris lit encore et sa prose et ses vers !

Tu dors, et glorieux d’imiter ses travers,

Mille auteurs à l’envi se traînant sur ses traces,

Des arts hâtent la chute et font rougir les Grâces !

Qui donc t’a pu plonger dans ce honteux sommeil ?

O mon cher Grifolin ! songe qu’un prompt réveil

Au Parnasse français peut seul rendre son lustre,

Et que sans la satire on n’est jamais illustre.

Qu’as-tu fait qui t’honore ? à de faibles essais

Ta muse adolescente a borné ses succès.

Berlin a couronné l’insipide harangue

Que, sans trop le savoir, tu fis sur notre langue,

Et qui, du bon Formey [Secrétaire de l’académie de Berlin], qui ne la sait pas mieux,

A dû charmer l’oreille et fasciner les yeux.

Le Dante a vu par toi, dans une prose aride,

Se dessécher le nerf de son style rapide,

Et son noir Ugolin en dameret changé.

J’ai traduit comme toi, comme toi protégé

Par quelques rédacteurs de feuilles éphémères,

J’ai chargé les journaux de vers hebdomadaires :

Que m’est-il revenu d’un si triste métier ?

Dans un collège obscur, un maître de quartier

Avec plus de renom exerce son empire.

Emploie à calomnier tes talents à médire,

Même à calomnier ; siffle tous les auteurs ;

Attaque leurs écrits et dénigre les mœurs.

Fréron n’est plus ; remplace un si brillant modèle,

Et fais de Zinzolin ton disciple fidèle.

Quand on est sans courage on a besoin d’appui ;

Il se battra pour toi, tu rimeras pour lui,

Et tu le produiras partout comme un génie.

Il est vrai que souvent la noire calomnie

Trouve sa récompense, et mon dos en fait foi.

Du trop fameux Rufus et du poète Roy,

Paris connaît l’histoire. On sait que, sur la brune,

Ces messieurs quelquefois, se plaignant à la lune

Des petits accidents qui troublaient leur repos,

Allaient dans leur taudis pleurer de leurs bons mots.

Ces petits accidents t’arriveront sans doute :

Mille et mille dangers t’attendent sur la route.

L’un te méprisera ; l’autre plus inhumain

Te guettera dans l’ombre, une canne à la main,

Et te fera subir le destin de tes maîtres.

Brave tous ces périls, et de tes fiers ancêtres

Dépouille, mon ami, les nobles sentiments ;

Prouve au public léger, par de vains argumenst,

Qu’un livre qui lui plaît, ne dut jamais lui plaire.

Arme-toi contre lui d’une sainte colère,

Dès qu’il proclamera quelque jeune talent ;

Roule sur le génie un œil étincelant,

Et poursuis-le partout comme un monstre effroyable ;

Suis enfin mon exemple, et sois impitoyable. »

Il dit, et je m’éveille. Aussitôt, dans les airs,

Je vois, à la lueur des rapides éclairs,

Sous les traits d’un hibou s’éclipser le fantôme,

Et descendre, en grondant, au ténébreux royaume.

Des prodiges affreux signalent ce moment :

La pendule s’arrête, on ignore comment ;

Sous les doigts des garçons les tasses se renversent,

Dans des flots de café leurs débris se dispersent ;

Et moi, semblable au-fils du grand Agamemnon,

Lorsqu’il est poursuivi par l’horrible Alecton,

Je cours, et crois partout voir le spectre livide.

Sur la docte montagne, où le libraire avide

Cite à son tribunal les auteurs indigents,

S’élève un édifice, asile des talents.

Là, Ramus enseigna la science des nombres :

Là, du vieux goût français chassant les pâles ombres,

Delille professait l’art nouveau des jardins ;

Paris applaudissait à ses accents divins.

Je l’aborde, et lui dis : Singe du doux Virgile,

Qui crois impunément pouvoir charmer la ville,

Ton faible m’est connu. Tremble ; je sais par où

Je te dois attaquer ; et le navet, le chou

Qui n’ont pu dans tes vers obtenir une place,

Grâces à mes efforts, vont monter au Parnasse ;

Et grâce à moi, bientôt ces légumes guerriers

Vont combattre les fleurs et flétrir les lauriers.

L’effet suit le discours. De pointes éphémères,

J’arme péniblement les plantes potagères,

Et j’imprime aussitôt, sous un nom respecté,

Le chef-d’œuvre odieux de ma causticité

Il circule en tous lieux, par un coup si funeste,

Delille est atterré ; mais le chardon me reste.

Je m’étais cru plaisant ; on me trouve bouffon.

Bientôt, vil détracteur du sublime Buffon,

Et du Phèdre français réalisant la fable,

Je lance une ruade au lion vénérable,

Qui de pitié sourit, se voyant insulté ;

Et nouveau Diomède, attaquant la beauté,

Je refuse, égaré par ma coupable audace,

Du talent à Genlis, à Staël de la grâce.

J’imite enfin Gilbert. Quoique partout vanté,

Gilbert pour tout esprit n’eût que de l’âpreté ;

Il manqua de souplesse, et d’une forme usée

Toujours il revêtit sa stérile pensée.

Je ne pus toutefois monter à sa hauteur,

Et de le surpasser je n’ai pas eu l’honneur.

Voilà ce qui m’irrite. Il est fâcheux sans doute,

Lorsque de la satire on s’est ouvert la route,

De suivre, en clopinant, des modèles boiteux,

De vouloir les atteindre et de rester loin d’eux :

La honte et le remords sont les fruits de mes veilles.

Ce récit, je le vois, fatigue vos oreilles,

L’ennui vient ombrager votre front ingénu ;

Mais de vous seulement que mon cœur soit connu.

Il faut se déguiser dans le siècle où nous sommes,

Et quelque nain qu’on soit, rabaisser les grands hommes.

 

                  Le marquis Zinzolin

Comte, je ne veux plus tuer les gens pour vous,

Ni me faire tuer. D’un style noble et doux,

Delille a célébré les jardins de la France ;

Genlis avec succès endoctrina l’enfance ;

Staël a de l’esprit, son cœur est tout de feu ;

Buffon, à mes regards, des talents est le Dieu.

J’ai formé le projet aussi sage qu’utile

D’admirer désormais Buffon, Genlis, Delille,

De souper, si je puis, chez l’aimable Staël,

D’être enfin vertueux pour me rendre immortel.

Je ne veux plus surtout, parodiant Racine,

Coudre à de vils lambeaux une scène divine ;

Ce serait avec vous partager le chardon.

Ainsi donc retournez aux rives du Gardon,

De vos nobles aïeux cultivez l’héritage,

Et plantez-y des choux ; les choux dans votre ouvrage

Ont avec les navets caqueté longuement :

Il vaut mieux s’en nourrir et vivre honnêtement.

Numéro
$7738


Année
1788

Auteur
Cubières ou Rivarol



Références

Satiriques des dix-huitième et dix-neuvième siècles, p.211-199


Notes

Attribué à Michel de Cubières-Palmézeaux (1752-1820). Mais le poème figure dans une édition des Œuvres complètes de Rivarol (5 vol., 1808) ce qui explique sa présence dans le recueil.