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L’abeille prévoyante. Fable

L’abeille prévoyante1
Fable allégorique2
Le sage roi d’une ruche indigente
Prête à mourir de faim avec tous ses sujets
Faisait d’inutiles projets
Pour éloigner sa misère présente.
Il voulut emprunter aux ruches d’alentour
Quelques rayons de miel qu’il promettait de rendre
Dans peu ; toutes à les entendre
À peine en auraient pour un jour
Si pourtant, disait-il, aurai-je aussi mon tour
Et quelque mine que l’on nous fasse,
Tel qui fait aujourd’hui le sourd
Recevra demain comme grâce
Le bien d’être admis à ma cour.
Là-dessus il rêve, il examine,
Travaille, cherche et fait si bien
Qu’enfin il découvre un moyen
De s’enrichir et fonder sa cuisine.
Il fait sous main bruire de tous côtés
Qu’on est menacé d’un été si chaud
Que tout le miel doit fondre.
Nostradamus l’a dit, qu’aurait-on pu répondre ?
À ces mots eussiez vu mainte abeille courir,
A son magot courir et s’attendrir.
Chacun pense qu’à sa vue
Le miel décroît et diminue.
Tout retentissait de leurs cris.
Quand le bruit eut assez ébranlé les esprits,
Il affiche qu’en prince sage
Et qui prévoyait le danger
Il a fait construire un grenier,
Où sans nul déchet, ni dommage,
Tout le miel se doit conserver
Permettant à chacun d’y porter sa chevance,
Moyennant un reçu dont est fait délivrance,
Payable à vue et sans retardement.
D’abord toute la gente abeille,
Par un joyeux bourdonnement
Applaudit au grenier, le croit une merveille.
Mouches en foule y vont porter,
Billets sans nombre d’y trotter.
Mais plus on a, plus on désire.
Un jour, il s’avise de dire :
Voyez-vous bien là-bas, ce laboureur
Défriche un champ vaste et le met en valeur.
Sachez que c’est moi qui l’emploie.
Avant un an je veux que l’on y voie
Le romarin, le serpolet,
Enfin toute fleur à souhait.
Quiconque avec moi voudra faire
Un fond de miel aura part à l’affaire.
On voit qu’il en doit venir
Sans doute une richesse immense.
On le croit et déjà l’avare abeille pense
Dedans sa ruche la tenir.
Le fond se fait. On fait construire
De riches et vastes greniers.
À peine y peuvent-ils suffire.
Même on refuse des deniers.
Le bruit en va jusqu’aux oreilles
De quelques voisines abeilles
Qui demeuraient dans un autre canton.
Une s’en vient : et comment, ma commère,
Vous allez gagner, ce dit-on ?
Oui, répond une actionnaire.
Mais vraiment, j’y veux mettre aussi.
Bon, tout est rempli, Dieu merci.
On n’a plus d’actions à vous donner,
Mais du moins, cédez-moi la vôtre.
Vous l’avez eu pour cent, je vous en donne deux.
Oui-dà, très volontiers, dit l’autre.
Allons donc, tope, je le veux.
Enfin tant elles trafiquèrent
Que bientôt à six cents les actions montèrent.
Telle voit le profit, qui crève de regret.
On m’en avait tant dit, que n’en ai-je autant fait ?
Le plus sage ne sait que dire
À ces vastes prétentions.
L’an révolu vient tout détruire,
Car il n’est à ce champ que ronces et chardons.
Alors, faisant à tous la nique,
L’abeille ferma la boutique.
Plus de paiement, adieu crédit.
Pour une qui gagna, tout le reste perdit.

 

  • 1Cette pièce a été écrite en 1719, au sujet de la banqueroute du Système du Sr Law (Grenoble 587)
  • 2Sur l'établissement de la compagnie des Indes et des actions créées sur icelle (F.Fr.12785)

Numéro
$4248


Année
1719




Références

Clairambault, F.Fr.12697, p.227-29 -Maurepas, F.Fr.12630, p.39-42 -  F.Fr.9351, f°168r-170r - F.Fr.12500, p.272-76 - F.Fr.12785, f° 203r - F.Fr.15143, p.68 - F.Fr.15152, p.320-26 - F.Fr.15153, p.265-66 - Arsenal 3128, f°313r-314v - BHVP, MS 639, p.74-80 - Grenoble BM, MS 587, f°1r-2r -  Bois-Jourdain, I,366-68