Quadrille de l'Europe
Le pape
Si ma manille peut passer
Sans faire de tapage
J’aurai bien de quoi tracasser ;
Je ferai du ravage ;
Je pourrai jouer un grand coup
Et me faisant connaître,
Me faire redouter partout
Pour infaillible maître.
L’Empereur
Si je pouvais avec mon jeu
D’une sainte parole
M’attacher au roi, dedans peu
J’enlèverai la vole.
Mon nom ferait raffle à la fois
En France, en Ibérie,
Et donnerait même des lois
Au maître d’Italie.
Le roi de France
Moi seul, sans le secours d’aucun
Je peux gagner codille.
Mes matadors valent quelqu’un,
Ma Reine vaut manille ;
De mon chef je peux m’allier
Mais sans risquer du nôtre
J’aime mieux me faire appeler
Pour secourir quelqu’autre.
Le Reine de France
Un seul parti, cher roi mignon,
Contenterait mon âme.
J’aimerais bien mieux ce trognon
Que mes trois belles dames.
Ce seul poupard avec mon jeu,
Sans secours de manille,
Me ferait faire vole en peu,
Ou bien lever codille.
Le roi d’Espagne
Pour jouer j’ai de la valeur
A tous jeux, au quadrille,
Et le seul roi de ma couleur
Peut m’empêcher codille.
Le roi de Portugal
A moi, joueurs, je joue en cœurs
Vous êtes un bon drille
Et de plus roi de ma couleur :
Levons nous deux codille.
L’Angleterre
Hélas, je ne peux point jouer,
N’ayant point de puissance
Je suis un joueur à louer
Et sauf la jouissance
N’ayant ni roi ni matadors
Il faut former ma bourse
Car si je jouais j’aurais tort
De jouer sans ressource.
Le Dannemark
De jouer ce fameux jeu-là
Fort peu je me soucie.
Nombre même sur ce point-là
Souvent je remercie.
Je me mêle des plus beaux jeux
Pour voir ce qu’on écarte,
Et je fais mon soin belliqueux
De bien brouiller les cartes.
Le roi de Suède
Je suis un joueur sans pitié
Du pays de cocagne ;
Je ne veux être de moitié
Qu’avec celui qui gagne.
Le Czar
Et moi qui se nomme le czar,`
Monstre que l’on abhorre
Joueurs, redoutez-moi bien tous, car
Je ne joue pas encore.
Le roi de Pologne
Je suis un joueur à replis,
Chacun connaît ma force ;
Je veux faire jouer mon fils,
C’est une forte amorce ;
Au péril des cruels combats
Faut-il que je l’expose
A la guerre et tout son fracas ?
Par prudence je n’ose.
Le Turc
Partout j’ai perdu tant de fois
En partant de reprises ;
Par les appels de mille rois
J’ai ressenti des crises ;
Non, je n’en veux plus tant risquer
Et ma Porte enrage.
Le duc de Savoie, roi de Sardaigne
Quoique je sois un vieux routier
A ce jeu que l’on joue
Je ne sais pas bien mon métier
Il faut que je l’avoue
J’ai reçu, j’ai donné la loi
Cependant à ma place
Il me faut appeler un roi
Et ce choix m’embarrasse.
Les princes d’Italie
Nous sommes des valets de jeu
Et nos douceurs s’étendent
Sur les lumières, sur le feu
Que les joueurs demandent
Nous jouons, mais légèrement,
Comme jadis les Parthes
Et nous contentons simplement
Du seul profit des cartes.
Le duc de Lorraine
Si j’avais de l’argent comptant
Je jouerais une passe.
Ciel, je n’ai pas un sol vaillant,
L’oisiveté me lasse.
Les électeurs
Qu’importe à nous d’être appelés
Sinon à vous l’adresse
Des risques et tant démêlés
De sauver notre espèce.
Le Prétendant
Depuis qu’on m’a coupé mon roi,
J’ai très mauvaise chance
Et ne puis espérer, ma foi,
De rentrer en cadence
Ou tel jeu qui puisse venir
Dans la main qui me reste
Je ne puis jamais réussir
De regagner ma bête.
La Hollande
Nous sommes de fameux joueurs,
Tous bons grivois de Gueldre,
Il dépend pour plus sûrs bonheurs
Sans gagner et sans perdre
De pouvoir fournir sans atouts
Voyant venir les autres
Manque de prendre quelques atouts
Pour mieux sauver les nôtres.
La république de Venise
Pour tirer les marrons du feu
L’on se sert de minette,
Mais étant malheureux au jeu
On risque à faire bête
Nous avons lieu de nous louer
Sans commettre les nôtres
Nous nous apprenons à jouer
Voyant jouer les autres.
Tunis, Alger, Tripoli
Pour avoir fraudé quelques atouts
L’Europe nous arrête.
On veut tout renverser chez nous
Et nous payons la bête ;
Et sans se vouloir contenter
De ce qu’on a pu prendre,
Sans cesse on nous vient contester
Le triple on nous fait rendre.
Le cardinal Fleury
Je tiens en mes mains, sous ma loi,
Le soutien du quadrille
Qui n’appelera pas mon roi
Perdre plus que codille
Il peut vider mille débats
Faits sur cette matière
Et faire à mille potentats
Payer la bête entière.
Le cardinal Alberoni
Pour avoir voulu trop brouiller
Les cartes d’un jeu d’ombre
L’on m’empêche de gazouiller
Et l’on m’a mis à l’ombre
Celui qui tient louis en main
De mon même calibre
Mériterait chez les Romains
D’être le roi duTibre.
La compagnie d’Ostende
Deux rois et de faux matadors
Contre ma compagnie
Peuvent vien d’un fil très retord,
Nous souffler la manie
S’ils viennent pour nous affaiblir
Sans que l’on les attende
Ils pourraient bien faire faillir
Tous les joueurs d’Ostende.
Les jésuites
Nous sommes de rusés matois
Et joueurs politiques
Car avec seulement deux rois,
Vrais matadors stoïques,
Nous avons par un coup d’échec
Gagné cartes sur table
Et mis tant de joueurs à sec
Qu’ils nous donnent au Diable.
F.Fr.15132, p.205-19 - Arsenal 2931, f°136r-144v - Arsenal 3116, f°3696- Mazarine, MS 2164, p.284-96 - BHVP, MS 547, (non numéroté) -