Lettre d'un Anglais au roi de France
Lettre d’un Anglais au roi de France
La vérité ne parvient guère
Jusques à l’oreille des rois.
Le courtisan est peu sincère,
Le peuple n’oserait faire entendre sa voix.
Grand Roi, dans vos états on ne veut point vous dire
Certaine vérité dont on craint le danger.
Mais en qualité d’étranger,
Je crois pouvoir vous les écrire.
Un prince1 qui savait le grand art de régner
Prit un grand soin de votre enfance
Mais le Ciel enleva ce héros à la France
Avant qu’il pût vous enseigner.
Condé2 s’étant alors chargé du ministère
Par de bons sentiments qu’on ne peut trop louer,
Une indigne cabale à ses projets contraire
Eut assez de crédit pour le faire échouer.
C’est Fleury qui l’avait formée,
Et cet ancien précepteur
Qui depuis si longtemps sut gagner votre cœur
Par sa souplesse accoutumée
Jusqu’au rang de ministre ayant levé les yeux
Vit enfin accomplir ses vœux audacieux.
Par une ambition si folle
D’étonnement on fut saisi.
Dans le moindre village on n’a jamais choisi
Par conseil le maître d’école,
Et dans quelque collège un poste de préfet
Aurait été bien mieux son fait.
La chasse est de la guerre une parfaite image.
Ce noble amusement est digne des héros,
Mais il doit vous laisser un peu plus de repos
Puisqu’à de plus grands soins votre rang vous engage.
Lorsque vous parcourez une vaste forêt,
Fleury dans vos États fait tout ce qu’il lui plaît.
À vos sujets, grand Roi, son extrême ignorance
Cause plus de mal mille fois
Que n’en fait votre adresse aux habitants des bois,
Et s’il faut librement dire ce que je pense
Lorsque vous réduisez quelque cerf aux abois
Il y réduit toute la France.
Partout le commerce languit,
On ne voit point d’argent, encore moins de crédit,
Et dès longtemps, dans les affaires
Tout mouvement est interdit,
Tandis que ce ministre occupe son esprit
À des choses peu nécessaires.
Si Richelieu, si Mazarin
Ont gouverné l’État, conduit les souverains
Avec toute la politique
Dont ils savaient si bien les lois,
C’est parce qu’ils ont mis leur science en pratique
En passant par divers emplois.
Mais Fleury qui d’aucun n’a fait l’expérience,
Comment a-t-il acquis cette haute science ?
Serait-ce en fréquentant le sexe féminin
Qui fut, comme l’on sait, de tout temps son destin ?
Le titre d’abbé de ruelle
Fut de ses qualités autrefois la plus belle,
Et son tempérament, trop enclin à l’amour,
Était assez connu dans l’ancienne cour.
Les mitres sont la récompense
Des beaux sermons, des beaux écrits;
mais on le fit évêque afin que son absence
rassurât les pauvres maris
qui le virent passer au fond de la Provence ;
A peine y fut-il arrivé
Qu’il eut soin d’établir le même train de vie,
et l’esprit de galanterie
qu’il avait toujours conservé.
Une aventure singulière
Fit connaître d’abord cet évêque nouveau.
Certain vicaire d’un hameau
Vivait d’une étrange manière
Et peu conforme à son état.
Bientôt les habitants s’en plaignent au prélat ;
Il en paraît surpris, à Fréjus il le mande
Et lui fait une réprimande.
On dit que vous avez un très mauvais renom ;
On dit que dans votre maison
Vous logez sans scrupule une jeune femelle
Sous certain nom de parenté
Qui parmi vos pareils est asse usité.
On dit que vous couchez tous les jours avec elle.
Le vicaire à ce dernier mot
Répartit : On dit est un sot.
En effet, s’il fallait l’en croire,
Je pourrais à mon tour vous conter une histoire.
On dit que vous allez au Muy
Une fois ou deux la semaine,
Que la dame du lieu n’est pas fort inhumaine.
On dit que sa famille trouve en vous un appui ;
On dit que le mari ne s’en met guère en peine
Et qu’il sort aussitôt que vous entrez chez lui.
Je n’ai jamais eu connaissance
De ce beau prestolet, répliqua le prélat.
Je pense toutefois qu’il ne fit point d’éclat
Car il se piquait de prudence.
Dans ce charmant réduit où tout suivait sa loi,
Il passa quinze ou vingt années.
Mais comme il prévoyait que celles du feu Roi
Allaient être enfin terminées,
Il sortit de son évêché
Avant que ce grand prince à son terme ne touche.
Il prit à soixante ans un prétexte plausible ;
Le soin de son troupeau lui parut trop pénible
Par un motif d’humilité.
Mais il ne se fit pas un cas de conscience
Dans l’âge de caducité
De gouverner toute la France.
Un conducteur judicieux
Pour un prince trop jeune est un présent des cieux ;
Mais l’un ne compense pas l’autre
Quand ce conducteur est trop vieux.
Un peuple aussi vif que le vôtre
Ne suit pas volontiers des guides aussi lents
Qu’un homme de quatre-vingts ans.
On perd aisément à cet âge,
Je ne dis pas l’esprit, car il n’en eut jamais,
Mais on perd la mémoire et j’en sais plusieurs traits
Qui ne prouvent que trop qu’il n’en a plus l’usage.
Encor si pour le seconder
Il avait su choisir quelque sujet capable,
Mais de ses favoris nul ne saurait l’aider.
Son fidèle Barjac, cette âme mercenaire,
Qui fut autrefois son valet,
Est de tous ses secrets le seul dépositaire
Et l’huissier de son cabinet.
Il dispose à son gré des emplois et des places.
C’est enfin cet original
Qui sert d’unique canal
Par où coulent toutes les grâces.
Orry3 , qui tous les jours prouvant son origine
Par son humeur rustique et ses sentiments bas ;
Il n’a pas plus d’esprit que de mine,
Et veut faire un métier qui ne lui convient pas.
Avec son air d’apothicaire
Et sa main sous son habit noir,
Grand Roi ! lorsqu’il vient pour vous voir,
On croirait qu’il vous porte un clystère.
Son père dont le nom et encore en horreur
Parmi le peuple d’Ibérie,
Fut heureux d’éviter leur trop juste fureur
En sortant de chez eux avec ignominie.
On voit cet héritier d’un nom si détesté
À la tête de vos finances
Quoiqu’il n’eût jamais supputé
Que le seul revenu de ses deux intendances.
L’avide Chauvelin4 fut tiré du Palais
Par un bizarre aventure.
Comme il n’a jamais vu que les simples extraits
De quelque vieille procédure
Avec toute l’Europe il aura des procès
Dont on ne pourra voir la fin ni le succès.
Tel est le traité de Séville,
Aux autres nations autant avantageux
Qu’à la France il est onéreux,
Source pour l’avenir de guerre et de vétille.
Il semble pourtant aujourd’hui
En dépit de cet avantage
Que l’étranger se passe de lui.
Sans doute on ne peut plus acheter un suffrage
Qui coûte cinq cent mil écus,
Car Chauvelin les a reçus
Des bords de la Tamise et des rives du Tage.
On a donc fait sans lui deux traités solennels
Qu’on doit regarder pour la France
Comme deux affronts éternels,
Puisqu’elle n’en avait aucun connaissance,
Elle qui vit Louis le Grand,
Après lui le prince régnant,
Être du monde entier les souverains arbitres,
Régler les intérêts divers
Des potentats de l’univers
Et juger leurs droits et leurs titres.
Chauvelin aussi neuf que le moindre commis,
Et de la politique ignorant les maximes,
Fait des fautes qui sont des crimes
Dans l’emploi délicat où la faveur l’a mis.
Au ministre d’Espagne on a su que ce traître
Avait communiqué des lettres où Brancas
Suivait certain usage et ne déguisait pas
Tout ce qu’on disait du ministre et du maître.
Révéler le secret des rois,
N’est-ce pas violer le plus sacré des droits ?
L’univers sur cela décide
Ainsi que sur bien d’autres traits
Que la France ne vit jamais
De gouvernement plus timide.
Témoin la déclaration
Qu’on fit enregistrer par un lit de justice
Touchant la Constitution
Que donne sans attention
Clément Onze, que Dieu bénisse.
En vain le Parlement voulant représenter
Que sous l’autorité papale
On mettait pour jamais l’autorité royale,
On ne daigna pas l’écouter.
On n’a pas daigné non plus croire
Tant de célèbres avocats
Dont l’esprit et le zèle ont augmenté la gloire
Du plus éclairé des sénats.
Pour avoir soutenu les intérêts du prince,
Ces illustres Romains ont souffert en province
Les rigueurs d’un exil qu’ils ne méritaient pas.
Fallait-il qu’un pasteur dont l’ignorance
Avec tant de sujet excite leur courroux,
S’érigea en juge suprême
De leurs opinions comme de ses ragoûts
la table fut toujours le centre
De l'archevêque de Paris
Mais je n'en suis pas surpris
Chacun mange selon son ventre.
Je m'étonne plutôt qu'il ose se mêler
De ce qu’il ne saurait comprendre,
Et je ne puis souffrir qu'il se laisse surprendre
Par tous ceux qui le font parler.
Il est depuis longtemps l'organe mercenaire
De tous les sentiments de la Société.
Par cette seule qualité
Il trouve le secret de plaire
Aux plus ardents de ses amis
Qui sait voir par son ministère
Qu'à ce corps redoutable qui n'est pas moins soumis.
Le jésuite le plus infâme5
S'est même ressenti de sa protection.
Ce monstre de séduction
S'était par cent détours aussi noirs que on âme
Moqué de la religion
Et de sa pénitente6 en avait fait sa femme.
On l'a pourtant soustrait à la punition
Due à son impudique flamme.
Fleury s'étant rendu maître d'un parlement7
Qui fut toujours irréprochable,
Vient de dicter un jugement
Qui paraît aussi détestable
Que les crimes derniers de ce prêtre coupable.
Hérault, des grandeurs enivré
Est au gouvernement entièrement livré.
Il exerce son cagotisme
contre tous les honnêtes gens
sous prétexte de jansénisme.
Il a donné lui-même, entouré de sergents,
un spectacle des plus touchants.
Des fureurs du ministre instrument exécrable
Il a renouvelé l'histoire mémorable
De la destruction de Port-Royal-des-Champs.
il insulte même aux reliques
d'un homme des plus révérés8
et poursuit vivement comme des fanatiques,
Ceux en qui l’ont soutient que se sont opérés
bien des prodiges authentiques.
Une tombe où chacun met ses dévotions
Donne à quelques esprits inquiets et maussades
Cent fois plus d'agitation
que le bon sens à ses malades
ne cause de convulsions.
Ce qui de temps en temps afflige
Et déconcerte Hérault,
C'est le nombre d’écrits
Que l’on répand dans tout Paris.
Et dont il ne saurait trouver aucun vestige
Malgré mainte perquisition.
Les imprimeurs lui font la nique.
C'est en vain que pour plaire au siège apostolique
Fleury veut rétablir une inquisition,
sacrifiant les droits de l'Église de France
à la pourpre de son bonnet.
D'abord il a servi comme par intérêt
Ensuite par reconnaissance.
Son conseil composé de quelques esprits faux
Dans le vrai sens ne sait rien prendre.
Ce sont tous des hommes nouveaux
qui ne lui font rien entreprendre
dont le succès ne soit douteux
ou dont l'événement pour lui ne soit honteux,
Dans la France toujours féconde
En sujets dans l'habileté
Égale la félicité.
Et tu pourrais, grand Roi, gouverner tout le monde.
Il n'est pas malaisé de faire un juste choix
parmi tant de gens de mérite
qui connaissent à fond les intérêts des rois.
Vous pouvez en prendre l'élite
pour former un conseil qui soutienne vos droits,
Mieux qu’un tas d'ignorants qu’on voit à votre suite.
Bercy [?] qu'à votre cour on n’a presque point vu
Et dont l'utile solitude
est depuis si longtemps consacrée à l'étude
de ce que la finance a de plus étendu,
de la place d'Orry devrait être pourvu.
Torcy sait pénétrer les plus secrets mystères
Des différentes nations.
S'il venait de nouveau remplir ses fonctions
Il ranimerait les affaires
Dont Chauvelin n'a pas les moindres notions.
Et qui sont en effet pour lui bien étrangères.
Fagon par son esprit et par son équité,
Machault par son intégrité,
D'autres, par des talents non moins recommandables,
Rendraient à l'État tous les jours
Ses services considérables
Dans leur propre patrie ou dans les autres cours.
Le successeur de La Vrillière9
Qui par son humeur douce, affable et familière,
Se rend maître de tous les cœurs,
Maurepas pour l'intelligence
Dans ce qu'il fait, dans ce qu'il pense,
S’attire des adorateurs.
Eux tous avec le jour ont reçu de leurs pères
L'amour pour le travail et l'esprit des affaires.
D’Angervilliers connaît tout le détail de mars
Et peut se rendre très utile
Dans le temps le plus difficile.
Surtout s'il est aidé des conseils de Villars
Qui réunit le nom de vaillant et d’habile.
Son esprit est toujours aussi vif, aussi net
Que dans les premiers temps de guerre,
Et du fond de son cabinet
Ce héros peut encore faire trembler la terre.
Du Maine en tout lieu admiré,
Son frère partout adoré,
Font leur plus grand bonheur du bonheur de la France ;
Mettez leurs talents à profit,
Grand Roi ! Vous trouverez dans l'un beaucoup d'esprit,
Dans l'autre beaucoup de prudence.
Le fils du plus grand des mortels10
En est aujourd'hui le plus sage.
Vous savez qu'au travail comme aux pieds des autels
Ce Prince passe son jeune âge
et de ses bons avis vous devez faire usage.
Rappelez à la cour Gesvres et d’Épernon.
Ils aiment plus votre personne
Que tout l'éclat qui l'environne
Et ne sont éloignés que par cette raison
De leur fier ennemi détruisez la cabale
Et renvoyez ce précepteur
En lui donnant pourtant un bon coadjuteur.
De votre autorité suprême
Ne confiez le soin à personne qu’à vous
De vos droits souverains soyez enfin jaloux,
Et sans premier ministre agissez par vous-même.
Le plus puissant de vos aïeux
Quoique fort jeune encore voyait tout par ses yeux.
C'est son auguste sang qui coule dans vos veines
Quand de l'État il prit les rênes,
Il n'avait que vingt-deux ans.
Grand Roi ! Vous avez le même âge
Et déjà vous avez les mêmes sentiments.
Pour entreprendre cet ouvrage
Ayez seulement son courage.
Ne courrez plus les champs
Et vous aurez tous les talents.
Clairambault, F.Fr.12704, p.1-14 - Maurepas, F.Fr.12633, p.1 - F.Fr.10476, f°165-71 -F.Fr.15146, p.447-75 - Stromates, I, 225-34 - BHVP, MS 602, f°277v-283v
Cop. le samedi10 mai 1732 en 4h, à 2h après minuit (Stromates)