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Les Moeurs du temps

Les mœurs du temps1
Que le Parlement ait raison,
Qu’il soit exilé, qu’on le pende,
Que Rome nous lâche à foison
Bulles et brefs de contrebande,
Ah l le voici, ah ! le voilà,
Celui qui rit de tout cela !

Que Bonneval le renégat
Aille faire un tour à La Mecque2 ,
Que le cardinal soit légat3 ,
Que Vauréal4 soit fait évêque.
Que l’hypocrite Carignan5
Soit avare et voluptueuse,
Que dans l’esprit de bien des gens
Elle passe pour vertueuse.

Que la Villars et la Gontaut6 ,
Beautés jadis au teint de rose,
Tour à tour se chantent tout haut
Leurs vérités en vers et prose.

Que le Conseil par maints arrêts
Altère la foi qu’il ignore,
Que pour un sordide intérêt
Le chancelier se déshonore.

Qu’en s’associant Chauvelin,
Fleury pour lui se préoccupe ;
Que tôt ou tard du patelin,
Le benêt prélat soit la dupe7 .

Qu’Hérault ne puisse supprimer
La gazette ecclésiastique8 ,
Que le clergé veuille primer ;
Que l’avocat ferme boutique.

Que le pontife aux trois flambeaux9 ,
Ce paquet d’ordure et de crasse,
Mis par le Sénat en lambeaux,
Près du ministre rentre en grâce.

Que le bon pasteur opprimé10
Soit séparé de ses ouailles11 ,
Que dans un mémoire imprimé
On ôte le masque à Noailles12 ,..

Que l’archevêque de Paris,
Mangeur et buveur indomptable13 ,
Nous fasse voir par ses écrits
Que parfois il quitte la table.

Que, pour devenir cardinal,
Tencin trahisse sa patrie,
Que dans un mandement brutal
Il nous damne et nous injurie14 .

Qu’à son diocèse nouveau
Languet15 prêche le fanatisme,
Qu’il scandalise son troupeau,
Qu’il ignore son catéchisme.

Qu’on jette Saint-Médard à bas,
Que Saint-Sulpice un jour s’achève16 ,
Que de voir huer ses appas
De dépit la Resnel crève17 .

Que Grandval18 baise Ia Bouillon
Lorsque son prince la délaisse19 ,
Et que l’ingrat duc d’Aiguillon.
Ait abandonné sa princesse20 .

Que la cour fasse bien ou mal,
Qu’on y soit du pape idolâtre,
Que le fils d’un grand maréchal21
Ne soit qu’un héros de théâtre22 .

Que la noire société
Ruine le dogme et la morale.
Que le jansénisme entêté
Contre elle intrigue et cabale.

Que nos seigneurs soient ruinés,
Au jeu du Roi23 , qu’ils s’enrichissent.
Que nos évêques soient damnés,
Que toutes nos catins vieillissent24 .

Que dans ces dix-huit couplets-ci25
Quiconque en fera la lecture,
Ou trouve que j’ai réussi
Ou qu’on en fasse la censure.
Ah ! le voici, ah ! le voilà
Celui qui rit de tout cela.

 
  • 1Autre titre: Chanson sur le sans souci (Arsenal 3133) - « Rien ne peindra mieux les mœurs du moment présent, remarque l’auteur des Mémoires de Maurepas, dans lesquels cette pièce est partiellement transcrite, que les vers que l’on chante dans les sociétés. Ces vers ne seront pas intelligibles, pour la plupart, dans quelque temps d’ici, c’est pour cela que j’accompagnerai chaque strophe de l’explication ou de l’anecdote sous entendue. » Il nous a paru intéressant de transcrire, presque en totalité, les commentaires des Mémoires de Maurepas. (R)
  • 2Le marquis de Bonneval, après avoir servi dans les troupes de France, est passé au service de l’Empereur ; il s’est marié étant dans ce dernier service avec une fille de M. le duc Biren ; mais, s’étant brouillé avec le prince Eugène, il a quitté l’empire, est parti pour Constantinople, où il s’est fait Turc ; mais il a fallu pour cela qu’il se laissât tailler le prépuce, c’est le baptême de ce pays‑là.(Mémoires de Maurepas) (R) Le marquis de Bonneval, officier général des armées de l'Empereur, après avoir été condamné par un conseil de guerre d'être cassé et emprisonné au lieu d'être décapité, a trouvé le moyen de se sauver en Turuqie où il s'est fait mahométan. Il est au service du Grand Seigneur et aujourd'hui gouverneur de l'Égypte (Castries)
  • 3Pour le cardinal Fleury, le bruit a couru qu’il serait légat a latere, et il est vrai qu’il y a eu quelque idée à ce sujet, mais la difficulté de l’enregistrement au Parlement a fait abandonner ce projet en France. (Mémoires de Maurepas) (R) Le bruit courut à Paris lors du baptême de Monseigneur le Dauphin que le pape enverrait un bref a latere à M. le cardinal de Fleury pour en faire la cérémonie. (Castries)
  • 4Le fameux abbé de Vauréal, qui a été fait évêque de Rennes à la place de M. de Breteuil. L’aventure qui lui arriva à Marly avec Mme de Poitiers, dame d’honneur de feu Mme la duchesse d’Orléans, faisait croire qu’il ne lui serait point donné d’évêché. Le prince de Conti vit par le trou de la serrure ce qui se passait entre cet abbé et cette dame, et le rendit public, et cette aventure lui valut le nom de coadjuteur de Poitiers, nom qui lui resta. (Mémoires de Maurepas)
  • 5« Elle fait la dévote, écrit Barbier dans son Journal, et tire de l’argent des affaires qu’elle fait faire en cour par le canal du cardinal‑ministre, auprès de qui elle est bien. » L’auteur de la Vie privée de Louis XV a pris soin de préciser la nature des relations de la princesse avec Fleury : « Le cardinal, dit‑il, avait pour maîtresse la princesse de Carignan, c’est‑à‑dire en était gouverné, déposait dans son sein les secrets de l’État, ne décidait rien que par ses conseils, car voilà à quoi se réduit un mot usité à la cour, souvent dans cette acception, la seule que pouvait présenter le commerce d’une femme âgée de quarante‑cinq ans avec un vieillard presque nonagénaire, chez qui les plaisirs des sens devaient se réduire à des réminiscences. Celui de commander au ministre qui tenait le monarque en lisière était donc la grande volupté de la princesse. » (R)
  • 6La marquise de Villars a depuis longtemps quitté le rouge et s’est jetée dans la haute dévotion. Mme de Gontaux vient de le quitter, les uns disent que c’est par dévotion, et les autres par des motifs purement humains, qui sont de se mettre bien avec la reine qui ne la pouvait souffrir, et de succéder à la charge de la maréchale de Boufflers, sa tante, dame d’honneur. Chacun sait que ces deux dames ont été autrefois bonnes amies en apparence ; cependant, la marquise de Villars fit une chanson sur Mme de Gontaut et sur M. le duc de Richelieu, et cette dernière lui riposta en vers et en prose. (Mémoires de Maurepas) (R) Mmes la duchesse de Villars et duchesse de Gontault s'étant piquées l'un contre l'autre pour quelque galanterie, elles ont fait courir des vaudevilles où elles se déchirèrent. Elles se sont chantées réciproquement avec beaucoup d'aigreur (Castries)
  • 7Le chansonnier n’était guère perspicace pour supposer Fleury capable de se laisser duper. Le défiant cardinal devait bientôt sacrifier Chauvelin sur de simples soupçons. (R) Le cardinal de Fleury avait associé M. Chauvelin au ministère et avait engagé le Roi à travailler avec lui. (Castries)
  • 8M. Hérault, lieutenant général de la police, n’a pu réussir encore à découvrir l’auteur de la gazette ecclésiastique, ni où elle s’imprime, quoiqu’on dise que cette recherche coûte des sommes immenses. (Mémoires de Maurepas) (R) M. Hérault, lieutenant de police, a fait tout ce qu'il a pu, mais inutilement pour découvrir l'auteur des Nouvelles ecclésiastiques.
  • 9M. de La Fare, évêque de Laon, qui porte à ses armes trois bouts de flambeaux, a fait des folies en faveur de la cour de Rome. Elles lui ont mérité l’arrêt du Parlement du 20 février 1731, qui supprime son mandement du 13 novembre 1730. Il y a eu aussi un autre arrêt du 2 mars 1731, qui supprime, comme séditieuse et attentatoire à l’autorité royale, la lettre pastorale de cet évêque du 24 février, au sujet de l’arrêt du Parlement du 20 du même mois. Le ministre récompensa tous ces évêques turbulents. (Mémoires de Maurepas) (R) L'abbé de La Fare, évêque de Laon, porte pour ses armes trois flambeaux. Il a fait huit mandements et plusieurs autres écrits qui ont été condamnés par le Parlement, principalement son dernier manifeste qui a été flétri par arrêt du Conseil parce qu'il était trop sédiitieux, mais comme ce sont les jésuites qui l'ont composé, ils l'ont remis en grâce auprès du Cardinal (Castries)
  • 10L’évêque de Sénez est ce bon pasteur. On sait qu’il gémit et prie Dieu dans les montagnes de l’Auvergne. La strophe parle aussi d’un écrit de M. le duc de Noailles contre lequel les sieurs Tourterets, auxquels il avait donné toute sa confiance, et qu’il a depuis chassés de chez lui, ont fait un mémoire qui a été imprimé et répandu partout. (Mémoires de Maurepas) (R)
  • 11La persécution contre les curés de Paris (Castries)
  • 12On a vu le mémoire imprimé qu'un architecte a fait contre le duc de Noailles à cause d'un marché qu'il avait fait pour le bâtiment des écuries des Gardes du Corps à Versailles. Le duc est très maltraité dans ce mémoire. (Castries)
  • 13L’archevêque de Paris, M. de Vintimille que la chanson critique, est le plus gros corps et le plus gros mangeur du royaume de France. Il a fait des mandements et des instructions pastorales qui ont toujours eu un malheureux sort ; aucune ne lui a réussi (Mémoires de Maurepas) (R)
  • 14En 1731, l’archevêque d’Embrun avait publié un mandement dans lequel il traitait le Parlement d’hérétique. (R)
  • 15Languet de Gergy, l’auteur de Marie Alacoque, zélé constitutionnaire, promu à l’archevêché de Sens en 1730. (R)
  • 16La porte du petit cimetière de Saint‑Médard, où est le tombeau de M. Paris, a été fermée par ordre du Roi du 27 janvier 1732. Par contraste, l’édifice de Saint‑Sulpice s’avance. (Mémoires de Maurepas) (R)
  • 17Cette dame est la fille de M. le maréchal de Berwick, elle a été insultée, dans le jardin des Tuilleries, pour son ridicule ajustement (Mémoires de Maurepas) (R) Mme de Resnel, fille du maréchal de Berwick, vint aux Tuileries au commencement du mois de mai 1732, si pleine de fards et de mouches qu’elle fut huée par tout le monde jusqu’à la porte où les laquais la reprirent à leur tour. (Castries)
  • 18François‑Charles Racot de Grandval, célèbre acteur et littérateur français (17I10‑1784). (R)
  • 19Le comte de Clermont a fort aimé, comme chacun sait, Mme de Bouillon. (Mémoires de Maurepas) (R)La duchesse de Bouillon douairière, fille du prince de Guise, était aimée par M. le Comte de Clermont. Elle lui a fait tant d’infidélités qu’il s’en est dégoûté. C’est à présent Grandval, comédien, qui est sur les rangs. (Castries)
  • 20Il est aussi fort connu dans le public que la princesse douairière de Conti idolâtrait le duc d’Aiguillon. (Mémoires de Maurepas) (R On a vu la longue passion du comte d’Agenois et de Mme la princesse de Conti dernière douairière. Ce fut elle qui lui fit gagner son procès contre les ducs pourle duché d’Aiguillon, et par reconnaissance il lui est devenu infidèle. (Castries)
  • 21Il s’agit ici du fils du maréchal de Villars, fils qui n’a aucune des qualités de son père, et que nous appelons. tous le grand flandrin. (Mémoires de Maurepas) (R)
  • 22Le plaisir du marquis de Villars est de jouer la comédie tous les jours chez le duc de Branca, rue de Tournon. Tout le monde sait l'affaire du marquis de Villars avec le chevalier de Rohan. (Castries)
  • 23Le Roi joue gros jeu et gagne souvent ; il aime cet amusement avec passion, et surtout le gain, il est même inexorable pour se faire payer (M. de M)
  • 24Lyon BM, MS 1553 intercale un couplet original: vieillissent/ Je me ris du pays latin / Et j'abandonne sa séquelle / Pourvu que j'aie du bon vin, / Du tabac et la demoiselle. / Que dans ces dix-neuf couplets
  • 25Que dans ces vingt-trois couplets ci (Castries)

Numéro
$0772


Année
1732 (Castries)




Références

Raunié, VI,23-29 - Clairambault, F.Fr.12704, p.119-200 -Maurepas, F.Fr.12633, p.113-16 -  F.Fr. 10476, f°161-163 et f°218 - F.Fr.12675, p.48-52 -F.Fr.15137, p.49-53 - F.Fr.15146, p.42-43 - NAF.2483, p.205 - Arsenal 2931, f°207r-209r - Arsenal 2934, p.59-65  - Arsenal 2938, f°91r-92r - Arsenal 2962, p.530-35 - Arsenal 3133, p. 205-09 - Arsenal 3116, f°142v-144r -Stromates, I, 245-47 -  BHVP, MS 542, f°114-20 -BHVP, MS 548, p.23-28 - BHVP, MS 555, f°128r-129v -BHVP, MS 658, II, p.35-38 (dans le désordre) -  BHVP, MS 703, f°81r-81v - Mazarine, MS 2164, p.377 - Mazarine Castries 3985, p.311-320 - BHVP, MS 542, f°114-20 - Lyon BM, MS 1553, p.11-17 - Glaneur historique, 5 juin 1732


Notes

Chanson sur le sans souci (Arsenal 3133)
Castries amalgame, d’ailleurs incomplètement, $0772 et $0773 ajoutant un couplet par ailleurs inconnu: Que le Roi soit toujours enfant, / Qu’il n’ose régner par lui-même / Et qu’il laisse son vieux pédant / Abuser du pouvoir suprême.