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Requête d'un mandarin de la Chine au pape Clément XI

Requête d’un mandarin de la Chine au pape Clément XI
Je, soussigné, chinois de nation,
Et mandarin de la première classe,
Viens, Père Saint, plein de dévotion,
Vous demander humblement une grâce :
C’est de raser, abolir, annuler,
Certaine bulle assez mal digérée
Qui vos État d’indienne contrée
Ne peut manquer bientôt de dépeupler.
Mille discours elle fait pulluler.
On voit déjà le Chinois pacifique
Priser sur nous un voisin hérétique,
Nouveaux chrétiens devers lui s’en aller.
Ah ! si jamais cette engeance sauvage
Peut prendre pied dans le saint héritage,
Soyez certain d’un malheur bien prévu :
C’est qu’à jamais l’héritage est perdu.
Et plût à Dieu  qu’au porteur de la Bulle
Eût été fait, sans le moindre scrupule,
Avant qu’il eût publié votre écrit
Ce que trop tard dans la suite on lui fit !
Point ne serait de la vache bénite
L’excrément saint une chose interdite.
Confucius et Xavier à la fois
Se trouveraient dans le culte chinois.
Toute pagode en église changée
Aurait des saints une belle rangée :
Saints du pays et saints venus d’ailleurs,
Sans distinguer lesquels sont les meilleurs ;
Mais tous débats et disputes bannies
On en ferait de belles litanies
Et ce serait belle arche de Noé
Où le Seigneur de tous serait loué.
C'est bien alors, qu’à la plus grande gloire
De vous, Saint Père, et de la troupe noire,
Les bonnes gens, enfants de Loyola,
En moins de rien, à ce prix-là
Convertiraient et rendraient tous les hommes
Autant chrétiens que nous Chinois nous sommes.
Mais ce grand coup, vous l’avez empêché,
Innocemment sans doute et sans péché,
Car se peut-il que vous, pape de Rome,
Puissiez pécher comme fait tout autre homme ?
Quoi qu’il en soit, la Bulle a fait le mal,
Et la jeter dans le feu sans remise,
Serait un bien indicible à l’Église,
Ainsi que dit tout censé cardinal.
Mais cependant il faut qu’on considère,
Que deviendrait l’honneur de votre chaire ?
Chaire donnant l’infaillibilité,
Seul fondement de votre autorité.
Puisqu’il le faut, pour vous tirer d’affaire,
Du quiproquo ne faites plus mystère,
Et découvrez un secret important :
C’est que chez vous il est une autre chaire,
A l’autre en tout si fort se rapportant
Que s’y tromper, chose est fort ordinaire ;
Et comme l’une infaillibilité
Vous fait donner l’autre crédulité,
Qu’arriva-t-il donc au temps de la Bulle ?
Pour l’infaillible on glissa la crédule ;
Dès qu’une fois dedans on vous eût mis,
Tout ce qu’alors dirent vos ennemis
Vous parut vrai, comme pur Évangile.
De vous tromper il fut alors facile :
Ce qui suivit, vous le savez assez,
Mais, Père Saint, je vous prie, effacez
Tache si fort ternissant votre gloire ;
Que de la Bulle il ne soit plus mémoire
Et que la chaire expie à cet effet
Dedans le feu tous les maux qu’elle a faits.
A l’intérêt de l’Église tout cède,
Mal violent veut un pareil remède ;
Jetez-la donc promptement dans le feu,
La Bulle aussi, pour ne pas voir dans peu
A Loyola, morguant votre puissance,
Faire chez nous ce qu’il déteste en France.
Car, Père Saint, ne vous y fiez pas ;
Au moindre mot nous franchirons le pas,
Et le Chinois, à Loyola docile,
Vous bridera d’un appel au concile ;
Et puis, adieu votre empire papal.
Hélas ! j’apprends qu’il se trouve assez mal
Depuis le temps qu’entre la gent gauloise
Et vous, Saint Père, il se mit grande noise.
Une autre Bulle a causé ce débat,
Bulles feront de l’Église un sabbat,
Bulles perdront toue la terre ronde,
Bulles ont fait que la moitié du monde
Du paradis a banni l’autre part.
Pour cela seul il méritrait le hard
Qui le premier en inventa l’usage.
N’en faites plus et vous serez bien sage ;
Tout perd souvent qui prétend tout avoir.
Ne portez plus les gens au désespoir.
Je sais déjà que les Français rebelles
Parlent tout haut de vous rogner les ailes,
Rétablissant certaine sanction
D’un Louis roi, sage institution
Mise jadis contre Rome en pratique.
Si donc bientôt le Saint Père n’explique,
Et comme il faut, sa Constitution,
Vous m’entendez, gare la Pragmatique.
Donnez-la donc cette explication
Et que par vous soit la Bulle abolie
Qui met chez nous tout en combustion.
La paix par là vous verrez rétablie
Et le grand mal qu’on craint ne sera rien.
Faites-le donc, Saint Père, et ferez bien.
On priera pour vous jusqu’à la Chine
Et dans tous lieux où notre Roi domine
Vous y verrez naître l’autorité
Qui fait un point de votre sainteté.
Ce sont les vœux qu’un cœur vraiment sincère
Adresse au Ciel afin qu’elle prospère.

Numéro
$5549


Année
1720 janvier




Références

Courrier politique et galant, 1er janvier 1720