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Relation du détrônement du Grand Seigneur en 1730

Relation du détrônement du Grand Seigneur en 1730

Comme vous n’’êtes peut-être pas instruit, Monsieur, de toutes les circonstances qui ont accompagné le détrônement du Grand Seigneur, je vais vous en faire part.

Vous saurez donc que Clément 12 voulant soutenir les droits du Saint-Siège et les actes de ses prédécesseurs, résolut, en montant sur la chaire, de ne laisser aucun endroit de l’univers où il ne fît recevoir la bulle Unigenitus. Il fut confirmé dans ce dessein par une révélation qu’il eut la nuit d’après son exaltation, au commencement de son sommeil. Clément 11 lui apparut la bulle à la main, qu’il lui présenta en lui disant.

Ô toi, dont les vertus et le mérite rare

Te firent estimer digne de la tiare,

Toi, qui par ton génie et ton savoir profond

Du triple diadème a vu ceindre ton front,

Successeur de mon nom ainsi que de ma gloire,

Tu seras à jamais célèbre dans l’histoire.

Ton renom s’étendra presqu’à l’égal du mien.

Je viens exprès ici t’en offrir le moyen.

Tu sais que, dès longtemps par un culte profane,

Dieu se voit offenser à la Porte ottomane.

Pour en faire cesser la superstition,

Il ne faut qu’y montrer ma Constitution.

Sitôt qu’on la verra, tout changera de face ;

Mahomet terrassé te cédera la place ;

On verra le mufti soumis au Vatican

Et succéder enfin la Bulle à l’Alcoran.

 

Il dit et lui mit entre les mains la Bulle qu’il tenait ; alors Clément voulut se baisser pour baiser les pieds de son prédécesseur, mais il avait déjà disparu ; il ne trouva à sa place qu’un turban et un cimeterre à ses pieds. Il se réveilla en sueur et tout frappé de sa vision. La première chose qu’il fit, fut d’envoyer à Constantinople un légat a latere, jésuite, muni de la Bulle et chargé de la faire accepter au Grand Turc, à toute sa Cour et à tout le clergé de la Porte ottomane ; il comptait, par la réussite de ce projet, signaler son avènement par un coup d’essai qui vaudrait bien des coups de maître, lorsque le grand et redoutable Prophète qui protège les musulmans ne put de son séjour délicieux voir sans indignation une si audacieuse entreprise ; il fut saisi d’un violent transport de colère qu’il exhala en ces termes.

 

Quoi ! d’un chétif mortel l’insupportable audace

D’un éternel affront prétend souiller ma race !

Pour être en pain de sucre entassés sur son chef

Trois bonnets ont-ils donc un si grand relief

Pour venir au Turban insulter de la sorte ?

Janvier en porte autant que Clément 12 en porte.

Cependant l’insolent, de superbe bouffi,

A ma douce morale ose faire un défi ;

Il la trouve trop dure, et le traître à sa mode

En veut introduire une encore plus commode

Et je le souffrirai ? Non par la ventrebleu,

Je l’attends ; qu’il s’y frotte et nous verrons beau jeu.

Mais pour prêter secours au saint mahométisme,

Appelons en ces lieux le zélé jansénisme ;

C’est un drôle entêté qui ne démord de rien.

Je compte sur son aide ; il nous servira bien.

 

Il n’eut pas plus tôt achevé ces paroles qu’il prit la résolution d’aller lui-même chercher son second, ne voulant point remettre à d’autres le soin d’une affaire si importante et si pressée ; il part de la Mecque d’un essor rapide, laisse sous ses pieds les déserts de l’Egypte sablonneuse, les eaux de la Méditerranée et celles du golfe asiatique. S’acheminant ainsi par les airs vers la France, et passant par dessus l’ancienne demeure des césars, il ne put s’empêcher de frémir à la vue de sa redoutable adversaire, ce qui lui fut un fort mauvais présage. Il continue néanmoins son voyage et fixe son vol à Paris qu’il savait être la demeure ordinaire de celui qu’il cherchait, où cependant il eut bien de la peine à le trouver ; d’autant que, n’osant plus se montrer, il se cachait dans un petit réduit, et l’ayant enfin trouvé, plongé dans un profond sommeil, il lui adressa ces mots :

Tu dors, ami, tandis que pour te perdre…

………………………………………

Mahomet là-dessus ne put rimer en ordre

Que pour te perdre, dis-je, un cruel assassin

Est prêt à te plonger un poignard dans le sein.

Dans ces funestes lieux tout contre toi conspire.

Abandonne Paris, suis-moi dans mon empire ;

Un honneur sans égal t’attend dans mes États.

Le destin t’y réserve à de plus beaux combats.

Clément m’en veut aussi, sa haine envenimée

Contre moi de nouveau vient d’être rallumée.

Jusque ans le sérail sa folle ambition

Prétend faire accepter la Constitution.

Nous sommes, tu le vois, compagnons de fortune.

A l’ennemi commun faisons guerre commune.

Pour lui mieux résister, unissons nos efforts,

Faisons pour le braver jouer quelques ressorts.

Inspirons au sultan ton esprit de chicane

Et ta parfaite horreur pour la gent vaticane ;

En dépit de Clément faisons voir aux humains

Que contre Mahomet tous les projets sont vains.

 

Le jansénisme, réveillé de son assoupissement des premières paroles du Prophète, conçut à l’instant la justesse de son raisonnement et se détermina sans délibérer à faire avec lui le voyage de Constaninople. Ils y arrivèrent justement comme le légat y abordait accompagné du molinisme. Mais le jansénisme, de concert avec Mahomet, le prévint dans le cœur du Sultan, et s’y donna un rude combat entre ces deux démons. Le jansénisme en eut toute la gloire ; le molinisme demeura vaincu, et le légat avec toute sa rhétorique ne persuada point. Il est vrai que l’autre trouva un merveilleux expédient pour fortifier sa batterie. Il n’ignorait pas les pouvoirs d’une femme chérie sur le cœur d’un sultan ; c’est pourquoi il se servit du canal de la sultane favorite pour l’affermir dans son opiniâtreté. Cette princesse était dirigée par un janséniste qui lui représenta vivement le danger que courait la religion musulmane si le Sultan se rendait à ce qu’on exigeait de lui. Mais le légat, aidé du molinisme, fit bien plus de progrès parmi le peuple ; sa morale plut, le refus du sultan irrita les esprits ; ses sujets, animés de l’esprit de révolte, le détrônent, le confinent dans une prison et vont trouver son neveu qu’ils élèvent à la place de l’oncle sur le trône, après lui avoir fait signer la Constitution et le Formulaire.

Je suis, etc.

Numéro
$6289


Année
1730




Références

F.Fr.12800, p.294-98 - Arsenal 2676, p.182-87