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Entretien entre un libertin et un scélérat

Entretien entre un libertin et un scélérat1

Le libertin
Amis, rendons grâces aux bons pères ;
Ne craignons plus rien désormais :
Buvons, mangeons, rions en paix,
Ils sauront pour le Ciel ajuster nos affaires.
Tu peux sur ton salut demeurer en repos
De ces saints directeurs la sagesse profonde
A trouvé le moyen de sauver tout le monde.
L’enfer n’est plus que pour les sots.

Le scélérat
Voilà d’excellentes nouvelles !
Ami, depuis quand le sais-tu ?
Quoi, sans pitié ni sans vertu
Le Ciel sera le prix des âmes criminelles ?
Que ces bons pères ont de soin !
La charité partout les presse et les talonne ;
Ils ne veulent damner personne.
Voilà nos gens, ma foi, nous en avions besoin.

Le libertin
Ils ont pour les pécheurs une entière tendresse,
Et malgré l’Évangile ils tâchent de trouver
Quelques moyens pour les sauver.
Ils sont sensiblement touchés de leur faiblesse.
Le pécheur, jusqu’ici par le Diable trompé,
Faute d’avoir appris le secret d’importance,
Péchait souvent par ignorance,
Mais par ma foi, le Diable est attrapé.

Le scélérat
Dépêche-toi donc de m’apprendre
Le secret merveilleux qui mène en paradis.
Me voilà tout prêt de l’entendre.

Le libertin
Il faut savoir en premier lieu
Distinguer le péché nommé théologique
Ou le péché philosophique ;
L’un contre la raison, l’autre contre Dieu,
Aux peines de l’enfer le premier nous expose,
Mais le second est peu de chose ;
Le premier est souvent mortel,
Mais le second n’est jamais tel ;
En second lieu, souvenez-vous,
Que quiconque en péchant craint de Dieu le courroux
Fait un péché théologique.
Mais qu’un pécheur plus politique
Qui n’a point d’autre intention
Que d’assouvir sa passion
Fait le péché philosophique,
Péché qui tout au plus peut être véniel
Et qui ne peut jamais nous exclure du Ciel.

Le scélérat
O doctrine admirable, O secret salutaire,
Je puis donc hardiment commettre l’adultère
Sans craindre pour cela ni l’enfer, ni son feu,
Je puis, pour être riche, assassiner mon père
Déshonorer ma sœur, empoisonner ma mère.

Le libertin
Oui, pourvu que jamais tu ne penses à Dieu
Et que ton seul dessein soit de te satisfaire.

Le scélérat
O vous qui du Seigneur redoutez la colère,
Vous pouvez à votre ordinaire
Prosternés devant lui gémir et le prier
J’aurai bien plus tôt fait, pour moi, de l’oublier.

  • 1Entretien entre un libertin et un scélérat sur la distinction du péché théologique et du péché philosophique dans une thèse soutenue par un jésuite à Dijon, 1734

Numéro
$4773


Année
1734




Références

F.Fr.13661, p.653-55 - BHVP, MS 551, p.114-16 - BHVP, MS 659, p.39-42