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Épître de Mlle Petitpas aux filles de l’Opéra

Épître de Mademoiselle Petitpas aux filles de l’Opéra1
Mes chères sœurs de l’Opéra,
Je souhaite que la coulisse
A vos désirs toujours fournisse
Plaisirs, profits et cætera.
Pour moi de Paris éloignée,
Je n’ai cessé d’être agitée,
Et depuis nos derniers adieux
Tout a paru triste à mes yeux.
Quand j’entrepris ce long voyage2 ,
J’avais grand train, bel équipage :
Mais, gens aussi fort ennuyeux
Et qui souvent semblaient s’ébattre
Pour m’ennuyer à qui mieux mieux.
Or ils n’étaient pas moins que quatre,
Plaisante en est la kyrielle,
Plaisante au moins à vous conter,
Très déplaisante à fréquenter ;
La voici : l’un Midi3 s’appelle ;
Jamais le jour en son midi
N’a lui sur ce monsieur Midi ;
Tant ridicule est sa cervelle
Et sa mine effrayante ; aussi
On prétend qu’à mainte reprise
Il a fricassé tout son bien,
Exemple qui n’est pas de mise
Pour un amant comme le mien ;
Le second est le sieur Saint-Rome4 ,
Très ordinaire gentilhomme,
Jadis servant auprès du Roi
Et maintenant auprès de moi ;
Mes chères sœurs, je puis vous dire
Que je n’ai rien connu de pire ;
Que sous la calotte des cieux
Mortel ne fut plus ennuyeux.
Venait après la face antique
De Destouches5 , ce vieux cynique,
Qui sans cesse sur la musique
Fait un cours de métaphysique.
Ensuite venait mon amant6 ,
Qui m’ennuyait bien tout autant.
Les jours me semblaient des années,
Car malgré mes soins, mes attraits,
Les portes n’étaient point marquées
A la mode de Rabelais,
Et chaque instant je regrettais,
Voyant notre leste livrée,
La liberté d’aller après
Qu’avec soin l’on m’avait ôtée ;
Là je me fus dédommagée
Tant et plus, si ce n’est assez,
Car enfin vous me connaissez ;
Seulement à la dérobée
Ma vue étant même observée,
Du coin de l’œil je la lorgnais,
Aussi Dieu sait si j’enrageais !
A Fontainebleau nous passâmes,
En peu d’endroits nous arrêtâmes ;
Mais j’ai peur de vous ennuyer
Vous faisant un journal entier ;
Pour couper court, en diligence,
Nous arrivons à Montpellier,
Où malgré notre prévoyance,
L’évêque7 qui de rien s’offense
Après nous s’est mis à crier,
Voulait nous excommunier ;
Mais à ce rigide langage
Nous reconnûmes aisément
Un hérétique, un appelant,
Qui ne sait pas le bel usage
Des évêques de notre temps,
Si bénins, si peu turbulents ;
En attendant qu’il fût plus sage,
A Narbonne, ville ou village,
Comme il plaira de l’appeler,
Nous allâmes nous consoler
Avec maints prélats pacifiques
Dont les mœurs sont très catholiques.
Sous les yeux du grand Beauvau8 ,
Prélat autrefois le plus beau
Qui fût dans notre sainte Église,
Nous vécûmes à notre guise.
Car pouvait-il fort décemment
S’irriter de notre conduite,
Quand en dépit du loyolite
A vouloir juger il hésite,
Un évêque réappelant
Haï partout comme Satan !
Bientôt après ce lieu d’asile
Devenant pour nous moins tranquille
Nous décampâmes nuitamment.
Par ma foi, cette vie errante,
A la fin ennuie et tourmente
Et je ne vois pas le moment
Où d’un voyage détestable,
Parachevant le triste cours,
Je reverrai la ville aimable,
Séjour des ris et des amours,
Où le curé de SaintSulpice,
Tout occupé de sa bâtisse,
Sait comme on mène les brebis
De l’archevêque de Paris.

  • 1Autre titre: Epître de mademoiselle Petitpas, actrice de l'Opéra aux filles du même spectacle
  • 2Elle était la maîtresse du sieur Bonnier et alla avec lui à Montpellier, où elle causa tant de scandale que l’évêque la menaça de l’excommunier. (M.) — Ces sortes d'escapades étaient assez dans les mœurs de la demoiselle Petitpas puisqu’on lit dans le Journal de la cour et de Paris, en novembre 1732 : « Elle est passée en Angleterre, sans demander son congé, pour se rendre auprès de milord Weymouth, qui l’avait entretenue ici, et dont le retour n’était pas aussi prompt qu’elle aurait voulu. Ce milord a huit cent mille livres de rente, et toute la facilité que peut souhaiter une fille d’Opéra. » (R)
  • 3Ci‑devant banquier. (M.) (R)
  • 4 Joueur en titre d’office (M.) (R)
  • 5Cardinal Destouches, auteur en partie de la musique de quelques opéras ; qui, avec un visage plein de rides, porte ordinairement une perruque à bourse. Il parle de la musique et surtout de celle qui est sous son nom avec autant d’enthousiasme que le Bourgeois gentilhomme. — Il a suivi le sieur Bonnier dans le voyage qu’il a fait en Languedoc. (M.) (R)
  • 6Gilles Bonnier, trésorier des états du Languedoc, jouissant de 400 mille livres de rente. (M.) (R)
  • 7 Charles Colbert de Croissy.
  • 8 L’archevêque de Narbonne est un de ces prélats tolé­rants qui refusent de prendre parti dans les querelles pré­sentes de l’Eglise. (M.) — C’était René‑Francois de Beauvau du Rivau, qui avait été successivement évêque de Bayonne et de Tournay, archevêque de Toulouse et de Narbonne. (R)

Numéro
$0831


Année
1736




Références

Raunié, VI,132-36 - Clairambault, F.Fr.12706, p.35 - Maurepas, F.Fr.12634, p.25-28 - 1754, VI,  30-33 - Clairambault, F.Fr. 12706, p. 35-38 - F.Fr.13661, p.497-500 - F.Fr.15148, p.53-60 - Arsenal 3133, p. 341-46 - Imprimé, sl, 1736 - Bouhier-Marais, VII,136-37 - L'Observateur poligraphique, t.I, p.137-140


Notes

Voir le post-scriptum à cette lettre en $0832