Le triomphe de l'hérésie ou Belzébuth dédommagé
Le triomphe de l'hérésie, ou Belzébuth dédommagé
Enfin, grâces à moi, je n’ai plus rien à craindre.
Ma fureur désormais cesse de se contraindre
Et tous ces fiers Romains qui semblaient me braver
Apprennent ce que c’est que d’oser m’insulter.
On eût dit qu’à les voir en maîtres de la terre
Ils devaient à leur gré gouverner le tonnerre.
Intrépides vengeurs d’un saint persécuté1 ,
Ami de l’innocence et de la sainteté ;
Gloire, richesse, honneurs, rien n’a pu les confondre.
Qui leur dit qu’à mes vœux le succès dût répondre,
Que Fleury dût si tôt se rendre à mes désirs,
Et que pour seconder mes injustes plaisirs
Il pût, cher Vintimille2 , exaucer ma prière,
D’un opprobre éternel couvrir la France entière ?
Illustre d’Aguesseau, aimable Chauvelin
C’est à vous que je dois un si charmant destin,
Vous qui, le cœur nourri de sang et de carnage,
Par tant de cruauté favorisez ma rage ;
Vous, dont les yeux cruels et plus qu’indifférents
Regardent sans frayeur mourir les innocents ;
Vous, qui par une basse et lâche flatterie
D’un ministre cruel nourrissez la furie ;
Vous enfin, chers rivaux, qui, quoique nés français,
Du prince et de l’État me vendez tous les droits
Et qui chassez tous ceux dont la voix impuissante
Tâche de ranimer la liberté mourante.
Quel bienfait peut payer un service si grand ?
Non jamais, Chatel, ce monstre surprenant,
Ni du fameux Guignard les horribles maximes
N’ont pu si savamment canoniser mes crimes.
Un meurtre bien souvent peut tromper nos souhaits,
Et pour venir à bout des plus rares forfaits,
Se parer hardiment d’un poignard homicide,
Et dans le sang d’un roi tremper sa main perfide
N’est pas le seul chemin que l’on doive tenir.
Le seul désespoir peut bien y faire venir.
Mais obliger un prince à s’abaisser soi-même,
À fouler sous ses pieds les droits du diadème,
L’obliger à se mettre le couteau dans le sein,
À creuser son tombeau lui-même, de sa main,
Chers et zélés suppôts de ma faible puissance,
Chauvelin, d’Aguesseau, déshonneur de la France,
Vous à qui dans l’enfer un grand nombre d’autels
Assurent à jamais des honneurs immortels,
C’est de tous les chemins pour illustrer ma gloire
Celui qui peut le mieux m’assurer la victoire.
Que ne puis-je assez bien vous en remercier
Et de biens et d’honneurs dignement vous combler !
Mais Fleury vous attend, Fleury qui dès l’enfance
Soumit sa tête au joug de mon obéissance,
Fleury qui, toujours sage et ferme en son devoir,
Accable l’innocence du poids de son pouvoir,
Dont à peine sorti des bras de sa nourrice,
Moi-même j’ai formé la démarche novice,
Fleury qui par mes mains introduit à la cour,
Me jura que jamais, tant qu’il verrait le jour,
L’aimable piété ne serait adorée,
Que la vertu partout serait déshonorée,
Que le fer à la main, il la maltraiterait
Et jusques au tombeau la persécuterait.
Son heureuse fureur a passé mon attente ;
Je l’ai vu terrasser cette race innocente
Qui, jalouse à l’excès des droits du Tout-Puissant,
Tremble de s’élever pour noircir l’innocent.
Je l’ai vu, renversant d’une main criminelle
Un temple tant de fois poussé par un saint zèle.
D’implacables mortels, éclos de Port-Royal,
Plus terribles encore que le cruel Pascal,
Ont osé me noircir aux yeux d’une jeunesse
Dont en vain j’ai voulu corrompre la faiblesse.
Surprise d’un tel coup, la piété gémit
Et son rival altier du crime s’applaudit.
Des libertés de France en vain dépositaire,
Le Parlement désire un secours salutaire.
En vain pour arrêter de criminels complots,
Il s’assemble, il résout, il tente des propos.
Sous l’ombre de Condé ses forces dépérissent,
Et ces hardis projets en l’air s’évanouissent.
Le ministre les brave, et plus roi que Louis,
Il affecte pour lui un souverain mépris.
En vain le grand Pucelle (à ce nom redoutable
Je sens mon cœur saisi d’un dépit effroyable)
En vain sur la sagesse appuyant ses discours
Il appelle à grands cris le Ciel à son secours.
La cour, sourde à sa voix, méprise ses prières
Et me laisse jouir d’une puissance entière.
Tout m’obéit, tout tremble, et Rome, mon berceau,
Ne craint plus d’essuyer un déshonneur nouveau.
Mais, hélas, quel malheur ! quel orage s’apprête ?
Qu’entends-je ? Quels éclairs ! quelle affreuse tempête
Qui vient ici troubler le cours de mes honneurs !
C’en est fait, ce sénat, ces lâches assesseurs,
Remplis d’horreurs, pour moi prennent en vain la foudre.
Que vois-je ? Qui les porte à de tels attentats ?
Un de mes nourrissons expire entre leurs bras.
La Fare, de mes droits soutien inébranlable,
Gémit, le cœur frappé d’un coup irréparable ;
La Vertu s’applaudit et la Religion
Semble de la Discorde éteindre le tison.
Quoi, tu règnes, Fleury, et sous ton ministère
Ils osent enfanter ce projet téméraire !
Quoi, la foudre accablant ces fiers avocats
D’un inutile poids charge aujourd’hui ton bras !
Dépits, chagrins, remords, rage, fureur, envie,
Colère, désespoir, discorde, jalousie,
Monstres qu’un même monstre a vomi de son sein,
Accourez, paraissez, vos serpents à la main.
Un injuste sénat vous brave, vous affronte,
Dans son sang criminel effacez votre honte
Et vous, pour qui le crime eut toujours tant d’attrait,
Vous, les exécuteurs de cent divers forfaits,
Dont la noire fureur n’est point rassasiée
Si du sang d’Israël elle n’est abreuvée,
Vous, des rois vertueux généreux meurtriers,
Qui changez en cyprès les superbes lauriers,
Jésuites sanglants, aimables parricides,
De cent mille Chatels armez les bras perfides ;
Qu’ils rougissent leurs mains du sang de ces mortels
Qui veulent renverser l’honneur de mes autels.
Allez, tout est permis à qui venge ma gloire ;
Frappez, effacez-en jusques à la mémoire.
Qu’ils expirent, frappés du glaive sanguinaire,
Que La Fare, les rois, et que plein de leur sang
Il enfonce sa main dans leur perfide flanc.
C’est Bissy qui le veut, et l’enfer le demande.
Il veut être honoré par une telle offrande.
Et toi, cher de Tencin, toi dont l’épiscopat
Par tant de trahisons déshonore l’État,
Toi qui portes l’horreur dans toutes les familles,
Qui des mains des parents sait arracher les filles,
Toi, digne président d’un brigandage affreux,
Juge et accusateur d’un prélat vertueux,
Toi qui de Tisiphone a sucé les mamelles,
Qui sait prendre et changer mille formes nouvelles,
Pourras-tu demeurer tranquille, et de tels coups
N’alarment-ils point ton trop juste courroux ?
Un parlement altier, mon seul fléau sur terre,
Ose parler en maître et braver mon tonnerre,
Des droits du souverain intrépide vengeur,
Des libertés de France injuste protecteur,
Ennemi des terreurs, du crime et des parjures,
Il ose me ternir par mille flétrissures.
Le superbe Gilbert attise les charbons,
Noircit à chaque instant mes moindres actions,
Fait retentir les airs de son zèle barbare.
Crois-moi, cher De Tencin, l’ennemi de La Fare
Ne doit point échapper au pontife d’Embrun.
Vous devez vous unir et d’un zèle commun
Poursuivre ce Caton, le perdre et vous venger,
Ou du moins à se taire une fois le forcer.
Implorez de Fleury la force et le pouvoir.
Allez, n’épargnez rien dans votre désespoir.
Vengeance, trahison, mettez tout en usage.
Son âme qui se plaît au milieu du carnage
Ne rejettera pas vos pleurs et vos soupirs.
Puissent-ils seconder vos trop justes désirs.
Mais sur le char sanglant je le vois qui s’élance.
Il tient par les cheveux la timide Innocence ;
La Discorde fatale, avec les trahisons,
Ardente à le servir rassemble ses tisons.
Ses yeux sont enflammés, de sa bouche exécrable
Le Mensonge vomit un poison détestable.
La Rage, la Douleur habitent dans son sein ;
L’Équivoque l’éclaire, une torche à la main,
L’Exil au bras de fer, la Prison, les Supplices
Marchent autour de lui, suivi des injustices3 .
Molina devant lui porte son étendard,
Et le Dépit le suit, armé de son poignard.
Il prévient vos désirs, sensible à vos alarmes.
Sa favorable main vient essuyer vos larmes.
Déjà ces fiers mutins qui voulaient vous braver,
Dont souvent les arrêts vous osaient maltraiter,
Confus, persécutés, remplis d’ignominie
Apprennent enfin à souffrir une infamie. [sic]
Et, libre désormais des mains de ces tyrans,
Cher La Fare, tu peux renverser le bon sens,
Être rival d’Embrun, faire triompher Rome
Et pour tout dire enfin, mériter qu’on te nomme
À cette dignité, pour qui tant de prélats
Commettent tous les jours les plus noirs attentats.
Poursuis, je vais à Rome, et là par mon suffrage
De la pourpre pour toi mériter l’avantage
Et sorti de ces lieux, autrefois mon berceau,
Je retourne en enfer retrouver mon tombeau4 .
Clairambault, F.Fr. 12701, p. 329-37 - Maurepas, F.Fr.12632, p.432-38 - F.Fr.10476, f°13-16 - F.Fr.15144, p.411-24 - Lille BM, MS 62, p.392-03
Ce long poème est tout entier fondé sur une antiphrase, feignant de célébrer le triomphe des sectateurs de l'Unigenitus