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Les Jésuites

Les jésuites
Sans crainte qu'on me menace
Ni d'exil, ni de prison,
Je veux faire une chanson
Sur une maudite race.
Je n'en dirai pas le nom :
Ce sont les enfants d'Ignace ;
Je n'en dirai pas le nom,
Or écoutez ma chanson.

Ils ne donnent à l'Église
Que des prélats ignorants ;
Les pieux et les savants
Chez eux ne sont pas de mise1 ;
Je n'en dirai pas le nom :
Régner seuls est leur devise.

Ils font beaucoup de ravage
Dans la vigne du Seigneur,
Et contre un très grand pasteur2
Ils font éclater leur rage ;
Je n'en dirai pas le nom :
C'est un reste de Pélage.

Ils ne cessent de combattre
La Sainte traduction ;
Dans la superstition
Ils jettent les idolâtres ;
Je n'en dirai pas le nom :
Ils tuèrent Henri Quatre3 .

De leur confrère, Moline,
Ils s'en vont de tous côtés
Répandre les nouveautés
Contre l'ancienne doctrine ;
Je n'en dirai pas le nom ;
Ils sont fameux dans la Chine.

Ils ont donné la naissance
A la probabilité4 ;
De l'infaillibilité
Ils prennent fort la défense ;
Je n'en dirai pas le nom ;
Ils furent chassés de France5 .

A combattre un vain fantôme
Ils se montrent pleins d'ardeur,
Et sous le faux bruit d'erreur
Ils désolent le royaume ;
Je n'en dirai pas le nom :
Ils changent la foi de Rome.

Ils profanent nos mystères
Par tous leurs ménagements,
Et de leurs relâchements
Ils font retentir leurs chaires ;
Je n'en dirai pas le nom :
Ils méprisent les saints Pères.

Nous savons tous le grimoire
De leurs saintes missions ;
Dans toutes leurs fonctions
Ils ne cherchent que leur gloire ;
Je n'en dirai pas le nom :
Ils noircissent l'Oratoire.

La morale accommodante,
Ils prêchent effrontément,
Et parlent indignement
De la grâce triomphante ;
Je n'en dirai pas le nom :
Ils sont pour la suffisante.

Ames basses et vénales,
Ils négligent leur devoir
Et leur argent font valoir
Aux Indes orientales6 ;
Je n'en dirai pas le nom,
Lisez les Provinciales7 .

Ils sont tous dans l'abondance,
Meurtriers d'un cardinal8 ,
Ils ont détruit Port-Royal
Et les filles de l'Enfance9 ;
Je n'en dirai pas le nom :
Ils sont les fléaux de France.

Ils vivent dans les délices,
Professant l'austérité,
Ils font voeu de pauvreté
Et pillent les bénéfices ;
Je n'en dirai pas le nom :
Ils sont les patrons du vice.

Ils paraissent un peu mornes
Depuis l'interdiction10 ,
A leur folle ambition
Le ciel met enfin des bornes ;
Je n'en dirai pas le nom :
Ils sont bonnets à trois cornes.

De la secte moliniste
Fuyez la prévention,
Craignez la séduction,
A leurs traits rien ne résiste.
Je n'en dîrai pas le nom,
Je serais un janséniste,
Je n'en dirai pas le nom,
Faites courir ma chanson.

  • 1 Rien de plus faux. Le célèbre prédicateur Bourdaloue, les humanistes Jouvency, Tournemine et Porée, pour ne citer que quelques noms, appartenaient à l’Institut des jésuites, ainsi que les laborieux érudits qui ont publié la volumineuse compilation des Bollandistes. (R)
  • 2Le cardinal de Noailles. (R)
  • 3Jean Chastel qui frappa Henri IV d’un coup de couteau, le 27 décembre 1594 et le blessa seulement à la lèvre, était un élève des jésuites. Quant à Ravaillac, on ne saurait le soupçonner d’aucune complicité avec eux ; son crime fut le résultat d’une monomanie religieuse. (R)
  • 4Il est ridicule de faire porter sur l’ordre entier des jésuites les erreurs de quelques‑uns de ses membres. Si le P. Vasquez (1598), imité par quelques‑uns de ses confrères, embrassa nettement le probabilisme, Rebelle et Comitolus s’élevèrent avec force contre les conclusions erronées de ce système, et le général de l’ordre, Mutius Viteleschi, adressa de sévères avertissements aux partisans de la probabilité. (R)
  • 5Après l’attentat de Chastel, les jésuites furent chassés du royaume, par arrêt du Parlement, le 28 septembre 1594 comme « corrupteurs de la jeunesse et perturbateurs du repos public. » Un édit du 7 janvier suivant confirma cette sentence. Mais leur exil ne dura que quelques années ; dès 1606 ils furent rappelés, sous la condition d’un serment et de diverses obligations. (R)
  • 6Les constitutions de l’Institut prohibaient le commerce, et cependant nombre de missionnaires établirent des comptoirs sur les lieux de leurs missions. Ce fut la faillite du P. La Valette, supérieur général des jésuites aux Antilles, qui amena la suppression de leur ordre en France, prononcée par arrêt du Parlement, le 6 août 1762. (R)
  • 7Nous avons déjà remarqué l’influence exercée sur l’opinion publique par les Lettres provinciales durant tout le XVIIIe siècle. Il serait superflu d’examiner en détail les accusations dont les jésuites sont sans cesse l’objet, parce que toutes celles dont les chansonniers furent l’écho dérivent de cette source ; bornons‑nous à faire observer que les disciples de Pascal, élevés à l’école des Provinciales n’ont généralement pas l’esprit de leur maître, mais se distinguent, comme lui, par une excessive partialité. (R)
  • 8On soupçonnait injustement les Jésuites d’avoir fait mourir le cardinal de Tournon, qui avait condamné les cérémonies du Christianisme chinois. (R)
  • 9L’Institut des Filles de l’enfance, fondé à Toulouse par M. de Ciron, chancelier de l’Université et Mme de Mondonville, offrait un asile aux filles qui n’avaient de vocation ni pour le mariage ni pour le couvent, et qui voulaient concilier l’éloignement du siècle avec une vie exempte de clôture et affranchie de la solennité des vœux. Soupçonnée non sans raison de jansénisme, et considérée comme une succursale de Port‑Royal établie dans le midi de la France, cette congrégation fut dispersée en 1686. (R)
  • 10L’interdiction prononcée contre eux, à deux reprises différentes, par le cardinal de Noailles. (R)

Numéro
$0330


Année
1716 (Castries) / 1719




Références

Raunié, III,118-22 - Clairambault, F.Fr.12697, p.197-202 - Maurepas, F.Fr.12630, p.13-18 - Mazarine MS 2166, p.62-67 - Courrier politique et galant, 23 janvier 1719 (dans un ordre différent et avec de nombreuses variantes)