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Jansénius, poème héroïque

             Jansénius, poème héroïque1
Je chante un saint prélat2 que de fiers ennemis
Veulent chasser du ciel où ses vertus l’ont mis.
Source de tous les maux dont l’Eglise affligée
Sent ses flancs déchirés et sa foi partagée,
Toi qui pour mettre au jour les trames des méchants
D’un monarque inspiré3 a dirigé les chants,
Esprit saint, Dieu puissant, pour marcher sur sa trace
Donne-moi les secours qu’il reçut de la grâce.
Dans un antre avec lui me trouvant confiné
Fais que l’injuste exil où je suis condamné
Elève mon esprit aux vérités sublimes
Et qu’à la seule foi je consacre mes rimes.
Puiisse-t-elle confondre un mercenaire auteur4
Qui doublement aveugle et prophète menteur
A la fausse doctrine, à la noire cabale
Prête sa voix servile et sa plume vénale.
Et toi dont l’Eternel comme un Jonas nouveau
A de tant de périls garantit le berceau,
Prends garde, jeune Roi, qu’une cabale impie
D’un chagrin éternel n’empoisonne ta vie.
Ton trône sans la foi ne peut être affermi
Des maux sous qui l’Eglise a trop longtemps gémi
Je veux te découvrir les auteurs et les causes,
Et les crimes commis. Soutiens-les si tu l’oses.
Dans le fond de l’Auvergne est un des saints prélats5
L’ornement de l’Eglise et de l’épiscopat,
Proscrit impunément par ses lâches confrères
Pleure plus leurs erreurs que ses propres misères.
Il voudrait que son sang au défaut de ses pleurs
Pût dessiller les yeux de ses persécuteurs
Et jusqueau pied du trône où Dieu se manifeste
Aux heureux habitants de l’empire céleste
Ses soupirs soutenus par ses tendres accents
Montent plus précieux que le plus pur encens.
Seigneur6 , si contre Rome et la secte d’Ignace
Mes travaux pour ton nom méritent quelque grâce,
Si toujours à la foi fidèlement soumis
J’ai pris soin du troupeau que tu m’avais commis
Et si d’un tribunal où préside le crime
L’univers voit en moi l’innocente victime,
Souffre que de ton Fils soupirant sur la croix
Pour mes persécuteurs j’emprunte ici la voix,
Et que les dérobant aux traits de la vengeance
Pour leur aveuglement j’implore ta clémence.
Grand Dieu, fais que Tencin demeurant sans renom
Se purge avec succès du crime de Simon,
Fais que son repentir plutôt que ma ruine
Le conduise aux honneurs que Rome lui destine
Et que de Molina le système nouveau
Sorte avec Belzébuth du corps de l’assistant7  ;
Fait paraître au grand jour leurs sacrilèges brigues
Qui damnant Augustin, Quesnel, Jansénius
N’ont d’encens ni d’autels que pour Confucius,
Et des dogmes nouveaux auteurs opiniâtres
Peuplent l’Enfer de saints et le Ciel d’idolâtres.
Enfin, quoique mon Roi dans les mains d’un prélat8
Ait daigné confier les rênes de l’Etat,
Pour remplir dignement cette place importante
Accorde-lui, grand Dieu, la grâce suffisante,
Ou plutôt par l’effet d’un heureux changement,
Lui donnant le courage et les clartés d’Armand9 ,
Fais succéder l’amour qu’il doit à sa patrie
A tout ce que pour Rome il sent d’idolâtrie.
A peine ce martyr achève ce discours
Dont un ruisseau de pleurs interrompit le cours,
Que le Ciel tout à coup, entrouvrant la barrière,
L’Eternel lui fait voir qu’il entend sa prière
Pour porter à Fleury ses ordres souverains
D’un regard attentif il parcourt tous les saints
Qu’assemble autour de lui Sa Majesté divine,
Et pour Jansenius son choix se détermine.
Le prélat ne met pas l’espace d’un moment
Entre l’obéissance et le commandement ;
Il répand sur sa route une douce ambroisie,
Préférable aux parfums que produit l’Arabie
Et plus vite que l’aigle et que les aquilons
D’ne longue carrière il trace les sillons.
Un silence profond dans une nuit obscure
Se répandait alors sur toute la nature
Et Fleury du sommeil ignorant les appas,
Etait le seul mortel qui ne les goûtait pas
Du concile d’Embrun les fautes reconnues10
Nos saintes libertés à présent méconnues,
Des organes des lois11 la noble fermeté
Par qui dans un écrit que Thémis a dicté12
L’on voit de notre foi les règles retracées,
Agitait son esprit de diverses pensées.
Ministre de Louis, dit le sacré vieillard,
Des ordres du Seigneur je vais te faire part.
Tu vois, n’en doute pas, Jansénius lui-même
Qui par des scélérats est traité d’anathème
Mais qui dans le saint lieu qu’habite l’Eternel
Est au pied de son trône à côté de Quesnel.
Par quelle autorité le mensonge et l’envie
Osent-ils obscurcir la gloire de ma vie ?
Pourquoi dans mes écrits de sacrilèges traits
Peignent-ils des erreurs qui n’y furent jamais ?
Quel est donc le venin dont la secte d’Ignace
A seule le pouvoir de démêler la trace ?
Où sont-ils ces cinq chefs qu’à force de ressorts
Rome n’a condamné que sur de faux rapports,
Chimériques enfants qui ne doivent leur être
Qu’à des esprits malins dont l’Enfer est le maître.
Le mal vient de plus loin, de leurs desseins secrets
J’ai toujours empêché le funeste progrès,
Cette injure en leur cœur trop vivement tracée
Par la longueur du temps ne peut être effacée
Quelque fier ennemi qui les ose outrager
Si pendant qu’ils respirent ils n’ont pu se venger,
Lorsqu’il n’a plus de traits qui puissent le défendre
Ils attendent sa mort pour attaquer sa cendre.
Ouvre les yeux, Fleury, contre l’impiété
Des lois, et de la foi défends la pureté.
Songe à les affranchir13 d’un Formulaire inique,
Oppose à la cabale un zèle apostolique,
Efface les forfaits dont d’Embrun s’est noirci,
Ecoute plus ma voix que celle de Bissy14 ,
Respecte de Quesnel la sainte renommée,
Et relève en Senez l’innocence opprimée,
Résolu de venger le mépris de ses lois,
Voilà ce que le Ciel t’annonce par ma voix.
Après les vérités que je te viens apprendre
C’est à toi de choisir quel parti tu veux prendre ;
Si ton cœur pénitent et digne de pardon
Veut imiter David et non pas Pharaon.
Tes pleurs arrêteront la foudre menaçante
Comme fit autrefois Ninive gémissante.
Mais si comme Pharnès15 oubliant tes devoirs
D’un sacrilège feu tu souilles l’encensoir,
Si du traître Nathan16 suivant le noir exemple
Du véritable Dieu tu désoles le temple
Pour offrir à Baal17 un encens criminel,
Ou si par des conseils dignes d’Arnatophel18
Tu détournes ton roi d’un sentier légitime,
Le même châtiment suivra le même crime
Et dans le même abîme aux méchants préparé
Tu rejoindras d’Athon, Abiron et Coré19 .
Ainsi parle le saint à Fleury qui l’écoute,
Le voyant remonté dans la céleste voûte
Dans les troubles divers dont il est agité
Doute si c’est un songe ou si c’est vérité.

  • 1Autre titre: Poème héroïque au sujet de l'évêque de Senez (Lille MS 70)
  • 2Jansénius était évêque d’Ypres (M.).
  • 3David (M.).
  • 4Houdard de la Motte (M.).
  • 5M. l’évêque de Senez (M.).
  • 6C’est ici M. de Senez qui parle (M.).
  • 7Jean-Joseph Lafitau, évêque de Sisteron (M.).
  • 8Le cardinal de Fleury (M.).
  • 9Le cardinal de Richelieu (M.).
  • 10Qui a condamné la doctrine de M. de Senez (M.).
  • 11Les avocats qui ont consulté sur ce concile (M.).
  • 12Consultation des avocats (M.).
  • 13De la signature pure et simple (M.).
  • 14Le cardinal de Meaux (M.).
  • 15Frère d’Orphée (M.).
  • 16Prêtre de Baal, devant l’autel du faux dieu (M.).
  • 17Divinité des Phéniciens (M.).
  • 18Conseiller du roi David, se rangea depuis du parti d’Absalon (M.).
  • 19Les deux premiers, frères et enfants d’Estrab furent engloutis pour s’être révoltés contre Moïse et Aaron, et Coré, brûlé du feu du ciel pour avoir voulu usurper la souveraine sacrificature (M.).

Numéro
$3738


Année
1728 mai (Clairambault) / 1731 / 1732




Références

Clairambault, F.Fr.12699, p.461-66 - Clairambault, F.Fr.12701, p.365-69 -Maurepas, F.Fr.12631, p.451-56 -  F.Fr.10476, f°187-189 - F.Fr.12800, p.321-26 - F.Fr.13655, p.216-21 -F.Fr.15145, p.84-94 -  Arsenal 2962, p.602-09 - Arsenal 3128, f°267v-270r - Arsenal 3133, p.81-87 - BHVP, MS 602, f°27v-29v - BHVP, MS 703, f°286r-287v - Chambre des députés, MS 1441, f°126-31 - Lille BM, MS 70, p.1-9 - Lyon BM, MS  757, f°31r-33r


Notes

Attribué, de manière incongrue, à Voltaire par Arsenal 3133