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Ambigu girardique

Ambigu girardique1
Un fat pour trente sols peut à la comédie
Au parterre attaquer le Cid, Iphigénie,
Turlupiner Corneille et ses brillants écrits
Et les mettre au-dessous des grimauds de Paris.
Aussi pour trente sols avec la même aisance
Du factum de Girard critiquer l’innocence,
Et si ses beaux discours ne lui touchent le cœur
Le renoncer pour maître [sic] et pour un séducteur.
Au peuple dans le jour ce saint homme est en proie
Quoiqu’il en sente en lui-même une secrète joie,
Ce mépris odieux, cette horrible fureur
Émeut sa charité d’une nouvelle ardeur,
Ouvrant pour lui du ciel une route nouvelle
Qu’atteste son serment qui fut toujours fidèle,
Route courte, facile et dont l’invention
Aux plaisirs sensuels joint la diversion.
Par cet heureux chemin on voit mitres et crosses
Aller en paradis en superbes carrosses,
De leurs prédécesseurs blâmant l’humilité
Par ce faste improuver leur imbécillité.
De la religion corrigeant la doctrine
Il sait en retrancher jusqu’à la moindre épine
Et d’un faux repentir formé dans le moment
Faire un prédestiné d’un scélérat mourant.
Dans les siècles premiers on croyait que la grâce
Était un don de Dieu, par lui-même efficace.
Mais grâces en ce temps à la Société
De nous-mêmes dépend cette efficacité.
Ainsi dans quelle erreur n’était-on pas de croire
Qu’il fallait à Dieu seul attribuer la gloire
De tous nos bons désirs, de nos componctions
Et de lui rapporter toutes nos actions.
Ces temps sont différents et dans l’âge où nous sommes
Les miracles cessant, différents sont les hommes.
Et ce manque d’appui doit être remplacé
Par un surcroît de force en eux-mêmes placé
Par Suarès (docteur de la grâce congrue)
Autrement notre cœur agit et se remue ;
Un seul moment suffit pour le purger d’erreur
Et peut par un vouloir dissiper sa terreur
Ce vouloir qui toujours est en notre puissance
Et d’un juste équilibre entretient la balance,
Que l’homme fait pencher du côté qui lui plaît
Et lave sur-le-champ tout horrible forfait.
Venez, Paul, paraissez devant le moliniste,
Taxez nos vices [?] du nom d’odieux janséniste
Votre personne ainsi que vos divins écrits
Au fameux tribunal seront bientôt proscrits
Vos zèles ont subi la même ignominie
Et chacun pour ami les fuit et les renie.
Mais vous comme prélat au-dessus du commun
On vous honorera d’un concile d’Embrun2
Et suivant de Senez la honte et la misère
L’un et l’autre bannis excréments de la terre
Vous aurez tout le temps dans votre sombre ennui
D’éprouver ce que c’est que la haine ou l’appui
D’une Société qu’un monde entier révère
Qui fait pâlir les rois, fait trembler les Saints Pères
Et de son vaste appui l’univers effrayé
Ne suit que le chemin qu’elle-même a frayé
Vous aurez beau crier dans votre solitude
Étaler au public votre sollicitude
Tous vos écrits nouveaux proscrits comme insensés
Auront le même sort qu’ont eu ceux de Senez3 .
Vainement voudriez-vous appeler au concile
Et d’un juste courroux animer votre bile,
A peine quelque ami faible et décrédité
N’oserait qu’en tremblant dire la vérité,
En cachette pourtant sans se montrer lui-même
(Conduite que tenait autrefois Nicodème4 )
Disciple de Jésus cependant trop discret
Qui par crainte des juifs ne l’était qu’en secret.
Vous, avides d’honneurs, habiles politiques,
Admirateurs zélés des nouvelles pratiques
D’une Société qu’adore l’univers,
Dont le nom retentit en cent climats divers,
Contemplez à l’envi sa puissance suprême
Dont le ressentiment en soi porte anathème
Croyez les parlements rabaissant leur fierté
Se démettre à ses pieds de leur autorité,
Les dociles prélats, ainsi que ses novices,
A ses décisions soumis, toujours propices,
Respectant à l’envi ses souveraines lois
Sans son aveu d’un clerc n’oseraient faire choix
Et sur ses yeux réglant leur démarche tremblante
Sans rien examiner la rendre obéissante,
Portez vos yeux plus loin, étendez vos regards,
Voyez delà les monts flotter ses étendards,
Tout Etat à ses pieds et la pourpre romaine
Suivre ses volontés, s’y soumettre sans peine
Et par des tours adroits, des ressorts vigoureux,
La tiare sujette et soumise à ses vœux.
Si le Saint Père usant de sa pleine puissance
A la Société veut faire résistance,
Il connaîtra bientôt sa faible autorité,
Qu’en lui ne siège pas l’infaillibilité,
Et que pour conserver son pouvoir despotique,
Il doit en elle humer la fine politique.
Un Saint Père voulant, l’exemple est de nos jours,
Du culte de la Chine interrompre le cours
Elle sut aussitôt hérisser sa colère
Et de sa sainteté dégrader le Saint Père
Et dans plein parlement à la face des dieux
Le faire proclamer janséniste odieux.
La Sorbonne, ce corps si savant et si sage,
Du flambeau de la foi cet illustre héritage,
Par la Société salement pollué
N’est-il pas à ses yeux soumis et dévoué
Et n’a-t-elle pas par des ordres sévères
Transformé ou tari tout le sang de ses pères ?
S’il en est quelque peu, ce sang si clairsemé
N’est-il pas dans le corps confondu, consumé ?
Abbé Pâris, en vain tu feras des miracles5
Attestés, si tu veux par les divins oracles,
S’il y manque le sceau de la Société,
Nul n’en appuiera jamais la vérité.
Tu verras nos prélats qu’enchante l’équivoque
Leur préférer le faux de la sœur Alacoque6
Et malgré le public et tous les gens de bien
Les proscrire, avilir et les réduire à rien.
De combien de boucliers la levée innombrable
Depuis un siècle a su se rendre redoutable
Et combien de prélats dont la vivacité
N’a su porter obstacle à la Société
Confondre ces auteurs, ces rares casuistes,
Approuvés de leurs chefs provinciaux jésuites.
De saint Thomas combien de disciples en corps
Contre tous ces auteurs ont formé de leur corps
Et de cent mandements l’effroyable tempête.
Tous ces coups n’ont pas pu faire baisser la tête
A ces héros fameux dont l’intrépidité
A fait évanouir des lois la pureté.
C’est elle qui combat depuis plus de vingt lustres
Ce que l’Europe a mis au jour d’hommes illustres
Et tous ces grands efforts des prélats, des docteurs,
Loin de lui porter coup ni causer de malheur
N’ont su que l’élever au comble de la gloire
Et lui faire entasser victoire sur victoire.
Parmi tant de combats et bravant tout hasard
Elle a su Rome enfin attacher à son char
Et par un tour adroit des routes inconnues
Tant d’obstacles fameux se perdre dans les nues
Et par un coup de maître elle a vu de plein saut
Sa doctrine approuvée en dépit du Très-Haut.
Aussi quand il s’agit du succès d’une affaire
Elle perce aussitôt au fond du sanctuaire,
Étale l’or de l’un et de l’autre univers
Et surmonte à la fois cent obstacles divers.
Mais admirez encore sa vaste prévoyance
Dans le choix des prélats où règne l’ignorance
Et dont l’ambition qu’ils hument à longs traits
Accoutume à son joug sans regimber jamais.
Ô vous, faibles appuis d’une doctrine antique,
Ennemis conjurés de toute politique,
Est-ce à votre trésor que vous avez recours
Pour dans le cas présent vous donner du secours ?
Sera-ce à vos amis dont l’extrême faiblesse
Ne saurait qu’inspirer la crainte et la tristesse
Et qui, pour tout renfort dans leurs afflictions,
N’ont attiré sur eux que malédiction ?
Ils ont eu beau du Ciel implorer la justice
Et croire par leurs cris se la rendre propice,
Ainsi que le Seigneur dans les occasions
Se déclare toujours pour les gros bataillons,
De même dans le cas où prévaut la puissance
Du côté du plus fort fait pencher la balance.
Ainsi, malgré Thomas, toute l’antiquité,
Ne voit-on pas briller cette Société
Par le rapt qu’elle a fait de la divine grâce
Par notre volonté la rendant efficace.
C’est elle qui blanchit le plus noir attentat,
Fait punir l’innocent par maxime d’Etat
Et si quelque zélé se met à la traverse
Il attire sur lui toute la controverse
Il aura beau citer Paul, Thomas, Augustin,
Tout ce que l’Ecriture étale de divin,
Prosper, Basile encore, et le fameux Aulaire [?]
Il ne fera jamais que de l’eau toute claire,
Mais s’il change de ton, s’il monte sur le char
De Sanchez, Tambourin, Francolin, Escobar,
Il n’est rien qu’il ne tente avec toute assurance
Et nul n’osera plus lui faire résistance.
Si quelqu’autre zélé veut faire l’entendu,
On le verra bientôt terrassé, confondu,
Entiché, dira-t-on, de nouvelles maximes,
Perfide scélérat souillé de mille crimes.
Ainsi que le soleil chasse toute noirceur
Et du lieu le plus clair en fait le plus obscur,
Retirant ses rayons dessus une contrée
Et ne laisse après lui qu’une obscure nuée,
De même chaque instant cette Société
Fait disposer du jour et de l’obscurité,
Obscurcir à son gré malgré toute apparence
Et rendre clair l’obscur contre toute évidence,
Et par un privilège à nul autre pareil
Obscurcir, éclairer en dépit du soleil.
Mais ne la voit-on pas obscurcir la lumière,
Du droit de l’innocent poursuivant sa carrière
Et le plus scélérat d’entre tous les humains
Élevé tout à coup au premier rang des saints ?
Ordre des Jacobins et vous ordre des Carmes,
Contre elle vous n’aurez que d’inutiles armes,
Prélats et parlements, tout sera contre vous.
Et qu’opposeriez-vous à leurs funestes coups ?
Les inutiles cris d’une fille séduite.
Ô que si c’eût été un autre qu’un Jésuite,
Vous auriez vu bientôt tous chemins aplanis,
Et revenue du Ciel l’adorable Thémis.
Mais dès lors qu’un Girard se montre sur la scène,
Quoique formé, pétri d’une matière obscène,
On voit le parlement aussitôt se ranger
Du côté du coupable, alors pour se venger
On la voit s’empresser de voler vers Astrée
Et quitter tout à coup une indigne contrée.
Nous voyons chaque jour cette Société
Ajouter quelque trait à son autorité.
Quel trait plus éclatant de punir la Cadière
Des crimes de Girard ? quelle vaste carrière,
Quelle source d’éloges ? Taisons-nous, c’est assez ;
N’attirons pas sur nous quelque nouveau procès,
Elle n’aime pas trop la libre piaillerie
Et sur de certains faits n’entend pas raillerie,
Crainte de trop parler et me rendre suspect,
Je me retire donc et me tais par respect.

  • 1 Il se moque de l’auteur du Nouveau Tarquin, comédie en trois actes où le P. Girard est travesti. (M.)
  • 2Allusion au concile d’Embrun contre M. de Senez. (M.)
  • 3les mandements et les instructions pastorales de M. l’évêque de Senez méprisés. (M.)
  • 4Nicodème, disciple de J.-C. caché à cause des juifs. (M.)
  • 5Les Jésuites rejettent comme faux les miracles de M. Pâris. (M.)
  • 6Allusion aux prétendus miracles de la Sœur Alacoque. (M.)

Numéro
$2010


Année
1731




Références

F.Fr.23859, f°92r-95r