Le mouton, l'agnelle et les chats
Le mouton, l’agnelle et les chats
Fable
Il est des loups de toute espèce.
Il en est de francs voleurs, ravisseurs, assassins.
Mais il en est qui, bien plus fins,
Cachent sous peau d’agneau noire scélératesse.
Les autres sont craints, mais mordus
Par les chiens, chassés et battus.
Ceux-ci, masqués en gens habiles,
Souples, flatteurs, insinuants,
Trompent bergers, bergères trop faciles
Et gagnent jusqu’aux surveillants.
On conte d’un, faisant le bon apôtre,
Qui d’un troupeau devenu le meneur,
Car il avait l’oreille du pasteur,
Pasteur sot, sachant fort mal sa patenôtre,
Sans qu’on s’en aperçut, toujours de quelque agneau
Il faisait en secret curée,
Gardait le décorum dans toute la contrée,
Passait pour un saint, bien et beau.
Or il advint que d’une tendre agnelle
Que couvait sa mère des yeux
Notre loup qui la vit si belle
Devint tout à coup furieux,
Mais furieux à sa manière,
C’est-à-dire discrètement ;
Les coups d’éclat ne lui convenaient guère.
Il s’introduit modestement ;
On reçoit bien le favori du maître :
Il la flatte, la mène paître
Et veut en faire, à ce qu’il dit,
La plus parfaite des agnelles
Tant anciennes que nouvelles.
La mère à tout applaudit,
Du sire elle est engouée.
Par lui la belle amadouée
Ne refuse pas
De suivre ses pas.
Tout doucement il vous l’emmène
Dans la forêt prochaine ;
Il détache alors son manteau
Se montre loup et sur sa peau
Etend sa griffe ; la femelle
Est aux abois ; heureusement
Passait auprès dans ce moment
Un chien valeureux et fidèle ;
Le loup fuit et croyant son crime sans témoin
Dans le troupeau garde son coin.
C’est en vain que le chien crie
Qu’un loup est dans la bergerie ;
Le pasteur dort, la belle en vain
Dit d’avoir vu loup assassin ;
Elle est elle-même accusée
De calomnier la vertu
Du plus saint mouton qu’on ait vu.
L’affaire bientôt est portée
Jusqu’aux oreilles du lion
Qui régnait dans cette province.
En sage et vertueux prince.
Il ordonne punition
Pour le coupable, et commet la justice
Aux chats. Ils sont, soit raison, soit caprice,
Dans ce pays les juges souverains.
Devant eux l’affaire est plaidée
Par renards habiles et fins
Et subtilement disputée.
Pendant un an sont entendus
Témoins, accusés et parties ;
Dits, contredits, faits répondus
Les procédure sont finies.
Le loup paraît à tous les yeux
Vrai loup ; mais les juges le craignent.
Le chien, l’agnelle, à qui mieux mieux
Prouvent leur innocence et les juges les plaignent.
Enfin ne sachant comment faire,
Et voulant les loups pour amis
Sans s’attirer aussi la haine populaire
Et se rendre moutons ennemis,
Par cet arrêt ils les mettent d’accord
Sire loup a raison, l’agnelle n’a pas tort :
Hors de cour. Admirez, peuples, notre franchise.
Au surplus, plaignez-nous, crainte engendre sottise.
F.Fr.23859, f°70r-71r