Lettre d'un jésuite à un de ses confrères de province, sur la déroute de sa compagnie
Lettre d’un jésuite à un de ses confrères de province
sur la déroute de sa compagnie
Je t’écris, cher ami, les yeux baignés de pleurs.
Nous sommes arrivés au comble des malheurs.
Je le répète encore en répandant des larmes :
Tout est perdu pour nous, il faut rendre les armes ;
Il faut fermer l’école avec le tribunal
Et donner gain de cause à notre cardinal ;
Quel chagrin, quel malheur pour notre compagnie
De chanter malgré nous une palinodie !
Bientôt nous allons voir Port-Royal rétabli ;
Nos tribunaux à bas, nos collèges détruits,
Tellier à la Bastille et Lallemand en cage,
L’un et l’autre faisant un drôle de ramage ;
Bientôt nous allons voir Jouvency dans les fers
Et dans la fosse aux lions, Daniel avec ces vers ;
Dans peu nous pourrons voir Quesnel avec sa clique
Imposer au public et nous faire la nique,
Les Tourneux, et Duguet, Nicole et les Sacys
Fleurir plus que jamais au milieu de Paris ;
Jansenius enfin et la troupe arrogante
Se moquer des prélats, triompher des quarante,
Débiter au public leurs dogmes hérétiques
Et remplir l’univers de livres satiriques.
La canaille déjà contre nous mutinée
Nous insulte partout faisant une huée ;
Nous n’entendons aussi qu’injurieux brocards
Sur la Société fondre de toutes parts ;
Déjà les prétendus défenseurs de la grâce
Menacent hautement de nous mettre en leur place
Dans ces affreux cachots où nous les avions mis
Par lettres de cachet de l’aimable Louis ;
Les portes en effet en sont toutes ouvertes
Et à l’entrée du roi on les a vu désertes.
Ah ! quel malheur pour nous d’avoir dans la régence
Un prince tout rempli de mérite et de science,
Un cardinal encore, en dépit de Tellier,
Premier dans le conseil1
et tenir le cahier,
Passer dans l’univers pour un parfait modèle
De vertus, de douceurs, de science et de zèle ;
Tous les prélats enfin qui nous étaient soumis
Rechercher les faveurs, entrer dans les partis.
Notre Société, je t’en assure, enrage
De se voir à deux doigts d’un si triste naufrage.
Pour moi, qu’en penses-tu, mon très fidèle ami,
Je ne suis pas encore dans le cas de l’édit.
Volontiers je ferai une douce alliance
Dans le charmant séjour où je pris ma naissance.
Exprès je n’ai point pris aucun ordre sacré
Pour pouvoir quelque jour m’établir à mon gré.
Je suis près de porter le plumet et l’épée
Ou d’aller demeurer dans une île éloignée.
Qu’en dis-tu, cher ami, de grâce imite-moi ;
Profitons des bontés de notre défunt roi.
Le prince avant sa mort par sa belle ordonnance
L’accorde et le permet avec complaisance
Et celui d’entre nous qui, las d’être pédant,
Voudra vivre à sa mode et devenir amant.
Mais fuyons les douceurs dans l’art de bien aimer
Et pour faire bien mieux, songeons à nous lier
Par un heureux hymen à une chaste épouse
Qui ne soit point coquette, avare ni jalouse.
C’est le moyen de vivre ici-bas plus content
Que ne peut jamais l’être un jésuite régent.
Adieu donc pour toujours ma chère compagnie,
Puisqu’on est parmi vous si noté d’infamie.
- 1Le Conseil de conscience dont le cardinal de Noailles était président.
Clairambault, F.Fr. 12695, p.617-20 - Maurepas, F.Fr.12628, p.35-37