Sans titre
Requête à Mgr le cardinal de Noailles
au nom des pécheurs de Paris
au sujet de la défense
faite aux jésuites de confesser1
Seigneur2
, plaise à Votre Eminence
Donner un moment d’audience
Aux pécheurs de votre cité,
Assemblés en grand comité,
Pour humblement lui faire entendre
L’intérêt qui les porte à défendre
Près de vous ces Agnus Dei
Qui tollunt peccata mundi,
Ces saints Pauls qui se font eux-mêmes
En tous lieux pour nous anathèmes ;
Nous, pécheurs de profession,
Gens de toute condition,
Princes et ducs, marquis et comtes,
Maréchaux, barons et vicomtes,
Gens de Palais et maltôtiers,
Monopoleurs, banqueroutiers,
Usuriers, filous, petits-maîtres,
Assassins, meurtriers et traîtres
Nous, corruptibles magistrats,
Procureurs, marchands à contracts,
Débauchés, maris infidèles,
Abbés de cour et de ruelles,
Nous, femmes qu’Horace jadis
Préconisa dans maints écrits,
Nous qui vivons sans conscience,
Sans foi, sans loi, sans espérance,
Nous dont le souverain désir
Serait de ne jamais mourir,
Ou bien qu’une mort entière
Finît aussi la carrière
De notre âme et de notre corps,
Afin de pécher sans remords.
Jusqu’ici selon son caprice,
Selon son rang et sa malice,
Chacun au gré de ses désirs,
S’abandonnant à ses plaisirs
Sous la protection des Pères,
Toujours cléments et débonnaires,
S’allait confesser à l’envi
Et moyennant un Peccavi
Mais Peccavi sans conséquence,
Sans douleur et sans repentance,
Racontant indifféremment
Ses péchés historiquement,
Obtenait de tous main-levée,
Et l’âme ainsi dûment lavée,
S’allait présenter hardiment
Pour recevoir le sacrement
Qu’autrefois notre Mère Église
N’accordait jamais sans remise,
Qui souvent durait plusieurs ans,
Aux pécheurs vraiment pénitents.
Mais que deviendront nos affaires
Après la disgrâce des Pères ?
Faudra-t-il, désormais contrits,
Aller confesser ses délits
A quelque curé rigoriste
Dont la figure janséniste
Et le rébarbatif dehors
Vous glace le sang et le corps ?
Qui, de cent questions gênantes,
Frappe vos oreilles tremblantes,
Vous demande combien de fois,
Quand, comment, quels sont vos emplois ?
Qui sans égard, ni pour naissance,
Ni pour rang, ni pour bienséance,
Vous remet l’absolution
Dans six mois, à condition
Que toute volupté cessante,
Votre âme vraiment pénitente
D’un véritable changement
Lui soit un assuré garant.
Quoi donc, d’un air défait et blême
Faudra-t-il jeûner le Carême ?
Faudra-t-il que nous quittions tous
Les commerces jadis si doux ?
Que notre nouvelle conduite
Jusques aux occasions évite,
Et par là nous mette au hasard,
Comme a prédit Père Escobard,
Escobard, d’heureuse mémoire,
Que Dieu veuille avoir en sa gloire,
D’incommoder notablement
Notre petit tempérament ?
A ces fins, notre troupe unie
D’intérêt à la Compagnie,
Qui de nos péchés fut l’appui,
Pour elle intercède aujourd’hui.
Car enfin la cause est commune
Et cette défense importune
De donner l’absolution
Aux pécheurs sans contrition
Nous jette en bien grande tristesse.
Ayez donc de notre détresse,
Seigneur, quelque compassion,
Et levez l’interdiction
Que sur cette gent débonnaire
Votre Éminence trop sévère,
Ayant nos péchés effacés,
A fulminé ces jours passés.
Déliez, suivant nos atttentes,
Leurs mains largement absolvantes,
Car s’ils vont demeurer perclus,
Monseigneur, ad quo ibimus ?
Signé, Legio
Quia multi sumus.
- 1Autre titre : Requête présentée à Mgr le cardinal de Nouilles par tous les gros prêcheurs de Paris, pour supplier Son Éminence de lever l'interdit qu'elle vient de jeter sur les confesseurs jésuites. (BHVP, MS 602)
- 2Je croyais finir mon ouvrage, mais je viens de recevoir une requête présentée à M. le cardinal archevêque de Paris. Elle est trop singulière pour ne lui pas faire place dans mon Supplément. (Début)
BHVP, MS 551, p.198-202 - BHVP, MS 602, f°73r-73v - BHVP, MS 670, f°8v-86r - BHVP, MS 703, f°265r-266r - Supplément aux Anecdotes ou Mémoires secrets sur la Constitution Unigenitus. En France, 1734 (Supplément non paginé)