Lettre pastorale de nous, Pancrace Pellegrin, patriarche de l'Opéra
Lettre pastorale de Nous, Pancrace Pellegrin1 ,
patriarche de l’Opéra etc.
À tous les fidèles de notre diocèse2
Pancrace, prêtre et cætera,
Patriarche de l’Opéra,
Relevant en plein de Cythère,
A nos ouailles les acteurs,
Actrices, danseuses, danseurs,
Salut, indulgence plénière !
Très chers frères, très chères sœurs3 ,
Un grand scandale vient de naître
Dans le temple des voluptés :
L’on attente à nos libertés,
Un appelant, que dis-je ? un traître !
Puis-je autrement qualifier
Cet évêque de Montpellier4 ,
Qui rit des saints foudres de Rome,
Qui vit et qui veut mourir comme
Un Augustin, un Cyprien,
Et quoique prélat ne doit rien ?
Quoi ! parce qu’il sort d’un grand homme,
De Colbert, ministre immortel,
A qui l’État doit un autel
Pour les Beaux-Arts dont il fut père,
Ce mécréant, ce réfractaire,
Cet évêque de Montpellier,
Ose dans sa fureur brutale,
Sans respect, excommunier
Sœur Petitpas, digne vestale ?
Donc parce que Messer Bonnier5
Aux yeux d’une troupe amicale
Couche avec elle sans scandale,
Comme Arbrissèle6 fit jadis,
Il faut crier : Allez, maudits !
Est-ce donc un marquis de balle
Que monseigneur de La Mosson7 ?
Je vais apprendre la leçon
A ce petit porteur de mitre
Et lui demander à quel titre
Il s’immisce dans mon bercail.
Qu’il apprenne par cette épître
Que j’en suis seul pasteur arbitre,
En quelque lieu que le bétail
Soit traduit et mis au travail,
En vertu d’un bref de Cythère,
Signé par l’Amour et sa mère,
Et scellé du sceau du sérail.
Vit-on monseigneur Vintimille8 ,
Prélat sachant vivre tranquille,
Faire le moindre carillon,
Quand l’an dix-sept cent deux fois seize,
Au magasin de Saint-Nicaise9 ,
En plein midi, sans cotillon,
Sans robe, même sans chemise,
Sœur Camargo10 , sœur Pélissier11 ,
Firent danser leurs noirs fessiers
Aux yeux de la ville surprise12 ?
Le vit-on, fronçant le sourcil13 ,
Prendre le ton de pédagogue
Et chasser dans la synagogue
Dulys14 opulent circoncis,
Qui pour indemniser la même,
C’est-à-dire sœur Pélissier,
D’un prépuce honni, pâle et blême,
Soûlait au moins la sollacier
De maints louis, maintes pistoles,
De maints diamants et girandoles ;
Le vit-on, de mauvaise humeur,
Contre Languet15 , digne pasteur,
Qui pour rétablir la concorde
Entre ces deux cœurs désunis
Leur promettait miséricorde
S’il avait sa part des louis ?
Quand on vit Bouillon la duchesse
Se donner au sieur de Sourdis
En troc de l’abbé de Châlis16 ,
Sans simonie et par tendresse,
Pour l’échange de Camargo17 .
Vit-on attacher le grelot
Par notre prélat débonnaire ?
L’on vit, l’on voit tout le contraire :
Ce bon prélat ne dit un mot ;
Cependant le tendre quadrille
Va son train, le troc se maintient ;
Sa constance surprend la ville,
Édifie, et c’est un grand bien,
Tel exemple n’est pas facile
A trouver en ce temps maudit
Sourdis de sa moitié jouit,
Pour l’abbé seul Camargo danse,
Elle seule a part à sa manse.
Voit-on les abbés d’aujourd’hui
Faire semblable résidence ?
Qu’ils prennent ces leçons de lui.
Pluralité de bénéfices
N’étonne plus son cœur loyal,
A tout maint titre abbatial.
Il faut faire plusieurs offices.
Des cordeliers le plus féal,
Ne tiendrait à tant d’exercices.
Chacun n’en a point le moyen,
Au demeurant il pourrait bien
Être que le bref de dispense
Émané de la papauté
Portant compatibilité
De la cuirasse avec la manse,
Contiendrait aussi l’indulgence
De l’usage d’une beauté !
Quoi qu’il en soit, la tolérance,
Dans un cas de nécessité,
Sied bien parfois aux gens d’Église.
Du Luc aussi point ne s’avise
De croasser ni de crier :
Malheur à qui nous scandalise18 !
Mais l’évêque de Montpellier
Pour un rien anathématise.
Sait-il si monseigneur n’est pas
L’époux de la sœur Petitpas ?
Qu’il le demande au vieux Destouches19 ,
Qui pour les mettre chaque soir
Dedans la nuptiale couche
Fit l’office d’eunuque noir.
Ils sont époux, je le proteste,
Car c’est moi qui les ai conjoints,
Et l’extrait en est manifeste,
Arlequin et Tribou témoins20 .
Au commencement de leur flamme,
Rodillardus de Paraclis21
Miaula leur épithalame,
En galant fait à cette gamme,
Et le jetonnier de Genlis22 ,
Autre automate académique,
Au dîner pour quatre louis
Vint lire son panégyrique,
Ainsi que soulait l’embryon.
Si je n’ai pas dans mon Mercure,
Visé par Martin Hardion23
Enregistré cette union,
Qu’on n’en tire mauvais augure.
Le marquis tient ses nœuds secrets
Par la peur que les Cadenets24
N’aillent dans leurs humeurs revêches
Lâcher sur lui leurs pies-grièches25 .
Mes chers frères, mes chères sœurs,
Quand quelque prélat trop sévère
Troublera la paix de vos cœurs,
Riez de sa morale austère,
Appelez-en comme d’abus.
Au grand pontife de Cythère.
Vous avez le Committimus.
Donné dans notre cul-de-sac
L’an que le malin Desfontaines26 ,
Pour avoir tancé le micmac
D’un des chefs de la Quarantaine27 ,
Courut et court la prétentaine
De nuit comme un vrai loup-garou,
Pour faire entériner sa grâce,
Le jour tapi comme un hibou28 .
Sous notre scel signé Pancrace,
Plus bas La Roque29 , délateur
Du pauvre Ribou le libraire30 ,
Du Mercure postiche auteur,
Imbécile et très digne frère
Du grand La Roque l’antiquaire.
F.Fr.15148, p.48-52
Addition à la lettre pastorale de l’abbé Pellegrin, patriarche de l’Opéra
Addition constituée des vers 55-110 (le vit-on fronçant le sourcil […] Malheur à qui nous scandalise) de $0833 sans qu’on puisse comprendre le sens de cet ajout.
- 1On fait parler l’abbé Pellegrin dans cette lettre, et on le qualifie patriarche de l’Opéra à cause qu’il a fait quelques opéras, et qu’il ne bouge pas de ce spectacle. (M.) (R)
- 2Autre titre: Lettre pastorale de Mgr Pancrace Pellegrin
- 3Début du mandement de l’évêque de Laon au sujet de l’abdication de M. de Saint Papoul. (M.) (R)
- 4Le très janséniste évêque de Montpellier, Colbert de Croissy
- 5Trésorier des États de Languedoc, jouissant de 400.000 livres de rente. (M)
- 6Robert d’Arbrisselle, natif du diocèse de Rennes, fut archidiacre de la cathédrale de cette ville ; il était très habile prédicateur, et il passait pour saint dans tous les endroits où il prêchait. Il institua l’ordre de Fontevraultt dont il fut le chef. On dit qu’il coucha un jour entre deux Jeunes filles pour éprouver sa chasteté. (M.) (R) - il fit bâtir des cellules dans les bois de Fontevrault et enferma les filles et femmes à part. Il mourut en 1117. L’auteur de cette lettre prétend qu’Arbrissel vivait avec ses femmes dans la même intimité que M. Bonnier avec la Petitpas. (M)
- 7Le sieur Bonnier est seigneur du marquisat de La Mosson. (M). — La Mosson est une petite rivière qui coule à quelques kilomètres de Montpellier. (R)
- 8Archevêque de Paris (M)
- 9Le magasin de l’Opéra, rue Saint Nicaise, où se passa en 1732 une scène scandaleuse. (M.) (R)
- 10Très habile danseuse de l’Opéra et maîtresse de M. le Comte de Clermont. (M)
- 11Actrice du chant, ci-devant maîtresse de Dulis, Juif. (M)
- 12Ces actrices de l’Opéra se mirent toutes nues à un dîner qui se fit au magasin de l’Opéra avec quelques uns des directeurs. (M.) (R)
- 13A partir de là $0833 et $4225 proposent deux versions différentes.
- 14Riche juif, amant de la Pélissier. (M.) (R)
- 15Curé de Saint Sulpice. (M.) (R)
- 16Le comte de Clermont était abbé de Châlis. Les deux amants firent échange de leurs maîtresses. (M) (R)
- 17Marie Anne Cupis de Camargo, célèbre danseuse de l’Opéra, où elle avait débuté en 1726, devint en 1733 1a maîtresse du comte de Clermont. (R)
- 18A partir de là $0833 et $4225 proposent à nouveau une version commune.
- 19Ancien directeur de l'Opéra (M)
- 20Amis de Bonnier, qui a été parrain d’une fille d’Arlequin. Depuis lors Arlequin mangeait souvent chez lui et était témoin de son amour pour la Petitpas. (M.) (R)
- 21Paradis de Moncrif, qui a fait en vers l’Histoire des chats. (M.) (R)
- 22L’abbé Seguy lisait son Panégyrique de saint Louis dans les maisons, et l’on faisait une quête pour lui. L’Académie française lui a procuré l’abbaye de Genlis pour le faire vivre. (M.) (R)
- 23Martin Hardion, réviseur du Mercure, ci devant précepteur des enfants de M. de La Chapelle, secrétaire du conseil de marine. (M.) (R)
- 24Ce sont ici les duchesses de Chaulnes et de Péquigny dont il est question. (R)
- 25Michel Ferdinand d’Albert d’Ailly, duc de Péquiguy puis duc de Chaulnes, membre de l’Académie des sciences (1714 1769), avait épousé Anne Josèphe Bonnier, qui le ruina et le fit mourir de chagrin. — On veut parler des ducs de Luynes, de Chaulnes, de Péquigny, dont la fortune n’est venue, sous Louis XIII, que par les pies ou pies grièches qu’un Luynes, dit on, aurait dressées et dont il fit présent à ce prince. (M.) (R)
- 26C’est lui qui a fait la lettre contre l’Académie. (M.) (R) - L’abbé Desfontaines fit un discours contre l’Académie française où tous les académiciens étaient drapés, et surtout l’abbé Bignon. Cette pièce fut imprimée par Ribou, libraire, qui fut ensuite arrêté pour raison de ce. (M)
- 27L'abbé Bignon (M) (R)
- 28- On sait ce qui arriva à l’abbé Desfontaines pour avoir parlé de l’abbé Bignon dans le discours qu’il a fait pour la réception de l’abbé Seguy à l’Académie française. Il fut décrété de prise de corps en janvier 1736, s’absenta aussitôt et se retira, à ce que l’on dit, chez l’ambassadeur d’Angleterre. (M.) (R)
- 29Antoine de La Roque avait obtenu en 1721 le privilège du Mercure de France, dont il publia 321 volumes. (R)
- 30C’est lui qui a imprimé le discours académique de l’abbé Seguy. Il a été arrêté à raison de ce fait. (M.) (R)
Raunié, VI,139-46 - 1754, VI, 22-29 - Clairambault, F.Fr.12706, p.67-72 Maurepas, F.Fr.12634, p.65-71 - -F.Fr.10287 (Barbier), f°2299-31 - F.Fr.13661, p.487-93 - F.Fr.15034, p.5-10 - F.Fr.15148, p.41-48 - Arsenal 2934, p.311-12 - Arsenal 3133, p.347-50 - BHVP, MS 665, f°46 - Chambre des députés, MS 1423, f°221 - Avignon BM, MS 1221, p.308-14 - Lille BM, MS 64, p.406-17 - Lettres de M. de V***, p.129-33 - L'Observateur poligraphique, Recueil de pièces fugitives, p.161-64
$0833 et $4225 proposent le même texte, mais divergent pour environ un tiers, ce qui justifie qu'ils soient reproduits séparément. Le début et la fin des variantes sont indiqués par une note sur le texte. Voir dans le même sens le texte en prose £205