Éloge funèbre de d’Alembert
Éloge funèbre de D’Alembert1
De la Parque en fureur le ciseau redouté,
Dans la nuit du tombeau l’a donc précipité,
Comme il entrait à peine au quatorzième lustre !
Il n’est donc plus, ce sage illustre,
Cet ami des talents et de la vérité ;
O regrets, ô douleur amère !
De longs crêpes enveloppés,
Les talents orphelins redemandent leur père
Et tous du même coup semblent être frappés.
Déjà la poésie, aux affronts exposée
Sans honneurs dans nos murs languissait méprisée ;
L’éloquence déjà, les yeux baignés de pleurs,
Se plaignait de son infortune
Et pour déplorer ses malheurs
Allait monter dans la tribune.
Qui les consolera, ces deux augustes sœurs ?
Quelle main soutiendra leur trône qui chancelle,
Et leur palais mal affermi ?
Je sais plus d’un amant qui leur est infidèle ;
D’Alembert plus constant fut toujours leur ami.
Quel autre aussi dans le champ des sciences
A fait éclore plus de fleurs ?
Quel autre a mieux sondé les vastes profondeurs
De ces labyrinthes immenses,
Dont Newton eut la clef, et dont le fil trompeur
S’est brisé tant de fois dans la main de l’erreur ?
Géomètre, il ouvrit aux émules d’Euclide
Des sentiers nouveaux, inconnus.
Philosophe, il orna la vérité timide
De la ceinture de Vénus ;
Son style toujours intéresse ;
Il unit l’élégance et la simplicité ;
La profondeur y naît de la clarté,
Et la grâce de la justesse.
On dédaigne aujourd’hui le talent précieux
D’écarter les grandes images,
Qui, sans les éclairer, éblouissent les yeux ;
Ce mélange de tours, familiers, sérieux,
Qui, flattant tous les goûts, ravit tous les suffrages.
On s’élève, on s’élève au-dessus des nuages
Et c’est pour ramper dans les cieux.
Où le trouver, cet art de ne jamais trop dire
Et, même en disant peu, d’attacher et d’instruire ?
D’Alembert l’avait hérité
De l’ingénieux Fontenelle.
En peignant à demi l’aimable vérité,
Tous deux la rendirent plus belle.
La satire et l’envie, ainsi que des vautours,
Osèrent sur tous deux étendre leur furie ;
Tous deux, bravant la calomnie,
Dans le sein de la paix terminèrent leurs jours,
Foulant aux pieds les sots discours
De la satire et de l’envie.
Le nom de Fontenelle, en tous lieux publié,
D’un prince égal aux rois lui conquit le suffrage ;
D’Alembert obtint l’amitié
Du Salomon du Nord2
, du héros de notre âge.
Né d’illustres parents, dans sa jeune saison,
Fontenelle par eux vit former sa raison ;
Fontenelle dut tout à leur tendresse extrême.
D’Alembert se créa lui-même
Et couvrit son berceau de l’éclat de son nom.
- 1- D’Alembert était mort à Paris, le 29 octobre 1783, âgé de près de soixante-six ans. Condorcet, son ami et son exécuteur testamentaire, prononça son éloge dans la séance publique de l’Académie des sciences avec une noble et éloquente simplicité : « La mort, dit-il, nous a ravi M. d’Alembert lorsque son génie, encore dans sa force, promettait à l’Europe savante de nouvelles lumières. Géomètre sublime, c’est à lui que notre siècle doit l’honneur d’avoir ajouté un nouveau calcul à ceux dont la découverte avait illustré le siècle dernier et de nouvelles branches de la science du mouvement aux théories qu’avait créées le génie de Galilée, d’Huygens et de Newton. Philosophe sagace et profond, il a laissé, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, un monument pour lequel il n’avait point eu de modèle. Écrivain, tantôt noble, énergique et rapide, tantôt ingénieux et piquant, suivant les sujets qu’il a traités, mais toujours précis, clair, plein d’idées, ses ouvrages instruisent la jeunesse et occupent d’une manière utile les loisirs de l’homme éclairé. La franchise, l’amour de la vérité, le zèle pour le progrès des sciences et la défense des droits de l’homme formaient le fonds de son caractère. Une probité scrupuleuse, une bienfaisance éclairée, un désintéressement noble et sans faste furent ses principales vertus. Les jeunes gens qui annonçaient des talents pour les sciences et pour les lettres trouvaient en lui un appui, un guide, un modèle. Ami tendre et courageux, les pleurs de l’amitié ont coulé sur sa tombe au milieu des regrets des Académies de la France et de l’Europe. Il eut des ennemis pour que rien ne manquât à sa gloire, et l’on doit compter parmi les honneurs qu’il a reçus l’acharnement avec lequel il a été poursuivi, pendant sa vie et après sa mort, par ces hommes dont la haine se plaît à choisir pour ses victimes le génie et la vertu. »
- 2Frédéric II, qui avait la plus grande estime pour d’Alembert, avait vainement essayé d’attirer auprès de lui le philosophe auquel il resta uni par les liens d’une sympathie profonde et d’une constante amitié. Il lui fit durant sa vie une pension de douze cents livres. (R)
Raunié, X,121-24