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Épître du Roi de Prusse à Voltaire.

Épître du Roi de Prusse à Voltaire
Croyez que, si j’étais Voltaire
Et particulier comme lui,
Me contentant du nécessaire,
Je verrais voltiger la fortune légère
Et m’en moquerais aujourd’hui.
Je connais l’ennui des honneurs,
Le fardeau des devoirs, le jargon des flatteurs,
Les misères de toute espèce,
Et le détail de petitesse
Dont il faut s’occuper dans le sein des grandeurs.
Je méprise la vaine gloire,
Quoique poète et souverain.
Quand le ciseau fatal, en tranchant mon destin,
M’aura plongé dans la nuit noire,
Qu’importe l’honneur incertain
De vivre, après ma mort, au temple de mémoire ?
Un instant de bonheur vaut mille ans dans l’histoire.
Nos destins sont-ils donc si beaux ?
Les doux plaisirs et la mollesse,
La vive et naïve allégresse,
Ont toujours fui des grands la pompe et les faisceaux.
Toujours leur troupe enchanteresse
Préfère l’aimable paresse
Aux pénibles devoirs, guides de nos travaux.
Aussi la fortune volage
N’a jamais causé mes ennuis.
Soit qu’elle me flatte ou m’outrage,
Je dormirai, toutes les nuits
En lui refusant mon hommage.
Mais notre état est notre loi.
Il nous oblige, il nous engage
À mesurer notre courage
Sur ce qu’exige notre emploi.
Voltaire, dans son ermitage,
Dans un pays dont l’héritage
Est son antique bonne foi,
Peut se donner en paix à la vertu sauvage,
Dont Platon nous marque la loi.
Pour moi, menacé du naufrage,
Je dois, en affrontant l’orage,
Penser, vivre, et mourir en roi.

 

Numéro
$4151


Année
1758 février

Auteur
Frédéric II



Références

CLK, février 1758, t.I, p.312