Sans titre
Un dévot vint dire à Marville :
Sans votre aveu
Il est un café dans la ville,
Un mauvais lieu,
Où l’on voit bergère accouplée
À son amant.
Ma vue en est encor souillée
Assurément.
C’est un tableau bien ridicule,
Bien scandaleux
Qui de l’âme la moins crédule
Blesse les yeux.
On ne peut voir pareille image
De sens rassis,
Et je vous donne en homme sage
Ce bon avis.
Le magistrat de la police
À ce récit
Pour en avoir prompte justice
Sur-le-champ dit :
Que l’exempt vite se transporte
Que je vois là
Et que promptement il m’apporte
Ce couple-là.
Sans trop réfléchir sur cet ordre
L’exempt partit,
Droit au café lieu du désordre
Il se rendit.
En entrant il vit une fille,
Petit tendron,
Dont levait un fort jeune drille
Le cotillon.
Sur ce beau couple il fait main basse
De par le Roi.
À cet ordre qu’on satisfasse
Et suivez-moi !
Chez le lieutenant de police
Ils vont tous deux,
De se faire voir en justice
Ils sont honteux.
On annonce cette nouvelle
Au lieutenant ;
Ayant autre chose en cervelle
Dans cet instant,
Il dit : qu’on mette dans ma salle
Comme en dépôt
Un pareil sujet de scandale
Jusqu’à tantôt.
Ainsi se passe la journée,
Mais sur le soir,
Gémissant de leur destinée
Il fallait voir
Nos deux amants que la faim presse
Crient merci.
Un laquais ému de tendresse
Vint dire ainsi.
Monsieur, votre prise réclame
Votre secours ;
De faim ils s’en vont rendre l’âme.
Vers vous j’accours.
Daignez écouter leur prière,
Ils sont à bout,
Et touchant à l’heure dernière
Manquent de tout.
Que me dis-tu ? Que veux-tu dire ?
C’est un tableau.
Non, Monsieur, c’est sans vous dédire
Un jouvenceau
Avec une jeune fillette
De quatorze ans,
Et cette prise qu’on a faite
Est sur les dents.
Comment donc ! Vite, qu’on les lâche
Dans le moment.
Ce quiproquo bien fort me fâche
Assurément.
J’ordonne que l’on les conduise
En tout honneur
Chez eux et de plus qu’on leur dise
Mon crève-cœur.
Vous qui vous mêlez de police,
Grand magistrat,
Soyez attentif à l’office
De votre état.
Que cet exemple vous instruise :
Qu’un jouvenceau
Qui caresse et baise Céphise
N’est point tableau.
Mazarine Castries 3989, p.211-14
Sur une requête faite à M. de Marville d’un tableau scandaleux qu’il ordonna d’aller prendre sans se bien expliquer sur le compte du jeune homme et de la jeune fille qui pensèrent mourir de faim dans son garde-meubles en février.