La Fagonade
La fagonade1
Connaissant par qa prescience2
,
Qu’un jour l’hérétique licence
Rejetterait avec orgueil
Un décret lancé du fauteuil
Du pape Clément, ce saint homme3
,
S’il en fut au siège de Rome,
Et qu’on préférerait Quesnel
Au vicaire de l’Éternel,
Dieu résolut dans sa colère,
Par la peste et par la misère,
De châtier cet attentat ;
Et pour corriger l’apostat
Par un châtiment plus sévère,
Voyant égarés dans Paris,
Et les pasteurs et les brebis,
Il fit élever par avance
Un monstre au milieu de la France,
Qui va devenir le fléau
De la colère du Très-Haut.
Un vieux médecin cacochyme
L’engendra par l’aide des cieux ;
Il ne vivait que de régime,
Exténué, bossu, hideux,
La démarche d’un quadrupède,
Sa figure semblait un zède,
Une forêt de noirs cheveux
Entourant son crâne et sa face,
effrayait la populace.
Chacun croyait à son abord
Voir le squelette de la Mort.
Son épouse plus hypocondre,
Craignant toujours de se morfondre,
Jamais n’entrouvrait ses châssis
Aux jours les plus beaux de l’année,
Et, dans sa chambre confinée,
Inaccessible aux vents coulis,
Ne vivait que de l’eau de riz,
Que de rhubarbe et que de manne ;
Son corps étique, diaphane,
Ne digérait ses aliments
Qu’à l’aide des médicaments.
Rarement lubriques symptômes
Animèrent ces deux fantômes.
Dieu permit cependant qu’un jour,
Moins aiguillonnés de l’amour
Que du désir d’avoir lignée,
Ils jouirent de l’hyménée4
,
Et de ce beau couple amoureux
Naquit cet enfant malheureux,
Qu’à nos crimes toujours funeste,
Donna la colère céleste.
Tous les sels les plus corrosifs,
Les plus âcres, les plus actifs,
Sucs de toute plante et racine,
Élixir de la médecine,
Et de ses infirmes parents
Les ordinaires aliments,
Passèrent dans leur géniture.
La substance qui l’engendra,
Mixte de toute humeur impure,
Est déjà le fatal augure
Des grands maux qu’elle répandra.
Au venin qui bout dans ses veines
Dieu joignit l’esprit d’Attila,
Et sur lui l’enfer exhala,
Du souffle impur de ses haleines,
Les sept fameux péchés mortels,
Les sentiments les plus cruels5
Des âmes les plus inhumaines.
Nulle vertu de ses aïeux.
Ses parents dans un corps hideux
Portaient un cœur droit et sincère ;
Tous leurs soins ont été trahis,
Et les difformités du père
Ont passé dans l’âme du fils.
Réprouvé, maudit dès l’enfance
Par les auteurs de sa naissance,
L’âge fit croître ses défauts ;
Inhabile en toute science,
On l’éleva dans les bureaux
Au grimoire de la finance ;
Car si, par un fatal destin,
Il fut devenu médecin,
Pis que peste, famine et guerre,
On l’eût vu dépeupler la terre.
Mais, par le décret du Seigneur,
Qui ne veut la mort du pécheur,
Il le fit naître en cet empire,
Pour dépouiller, non pour détruire,
Par ces odieux tribunaux,
Source de misère et de maux,
Chambre de taxe et de justice,
Aux juges retrancher l’épice,
Et le salaire au serviteur ;
Rendre un créancier débiteur,
Mettre un innocent dans les chaînes,
Favoriser les trahisons,
De proscrits peupler les prisons,
Inventer tortures et gênes,
Récompenser les tours subtils
Des délateurs, des alguazils ;
Donner des avis homicides,
Pour accumuler les subsides
Sur tout état, sur tout labeur,
Susciter collecteurs avides,
Qu’on verra sur nos champs arides
Porter la faim et la terreur ;
Dans ces cabanes ruinées
Enlever les gerbes glanées,
Prix de la sueur et du sang6
,
A ces veuves abandonnées
Qui nourrissent de leurs journées
Les fruits malheureux de leur flanc ;
Abusant du pouvoir suprême,
Soutenir que par ce moyen
Le roi rapportant à lui-même
Le quint, la dîme, le centième,
En prenant tout, ne devra rien.
Que de revers, que de malheurs !
Non, de la boîte de Pandore
On vit exhaler moins d’horreurs.
Pour voiler aux yeux du vulgaire
L’âme cupide et mercenaire
De ce monstre exterminateur.
Dieu lui fit un front séducteur,
Où sous le masque d’hypocrite,
De mine basse, hétéroclite,
Moins un homme qu’un embryon,
On voit l’esprit de faction,
L’avidité, la fourberie,
Une orgueilleuse barbarie,
L’air dissimulé, patelin,
Le ris sardonique et malin.
Tout bonheur l’aigrit et le choque7
,
Les jours qu’il passe sans époque
De quelque sinistre fameux
Sont pour lui des jours malheureux.
Voit-on naître sur son visage
Certain air de sérénité ?
Tremblez, mortels, il vous présage
La publique calamité.
Se croit-il déjà sur les traces
Des Colbert et des Desmarests8
,
Arriver aux premières places
Par les routes de Bourvalais ?
Dissimulé dans ses projets,
Il aspire au temps favorable
D’un gouvernement plus durable,
Pour être par autorité
Méchant avec sécurité.
Dans une si cruelle attente
Sa rage éclate malgré lui,
Tout l’agite, tout le tourmente,
Se voyant réduit aujourd’hui
A faire le mal par autrui.
Regardez ce front anathème,
De fiel et de bile pétri,
N’est-ce pas l’envie elle-même
Aux sombres regards, au teint blême,
Qui dévore son cœur flétri ?
Souvent pour amener au piège,
Cachant ses funestes desseins,
Il flatte, recherche, protège
Celui qui veut prêter ses mains
Pour dépouiller tous les humains ;
Mais, par un dernier sacrifice,
Tous ces fauteurs de maléfices,
Qui par lui semblent protégés,
Seront pour prix de leurs services
De ses propres mains égorgés.
Enfin le ciel par sa clémence,
Exauçant nos cris et nos vœux,
Un jour délivrera la France
De ce myrmidon furieux.
Si cette ville plus soumise,
Sans faire schisme dans l’Église,
Accepte d’esprit et de cœur
Le décret du premier pasteur,
Le bras céleste qui nous frappe,
Ne répandant que des bienfaits,
Tournera son arc et ses traits
Contre l’avorton d’Esculape.
Et, pour que les noires vapeurs
Des principes empoisonneurs,
Dont sa chair fut toujours empreinte
Ne pestifèrent l’univers,
S’il était mis en terre sainte,
Qu’un démon sorti des enfers,
Quand il rendra son âme au diable9
,
Emportant soudain dans les airs
Cette charogne abominable,
La jette au fond d’un lac croupi,
Aux déserts du Mississipi.
Chanson sur cette satire
Vous qui savez le secret
De cette Fagonade,
Soyez-en confident discret,
N’en faites point parade ;
Ne l’allez pas dire à Fagon,
La faridondaine, la faridondon,
Car il me taxerait aussi
Biribi,
A la façon de Barbari, mon ami.
- 1Autre titre: Satire contre M. Fagon
- 2« Il a paru ces jours-ci une satire contre M. Fagon qui a pour titre La Fagonade. Le poète y a mis toute la force et la vigueur de l’esprit satirique, et a fait un chef-d’œuvre de noirceur et de malice, qui doit bien irriter celui contre qui elle a été faite. Bien des gens croient que Rousseau en est l’auteur, et qu’on lui a envoyé 200 louis d’or pour la composer. Elle est de l’abbé Margon. Le Régent l’a lue, et a dit que c’était un diable qui l’avait faite, mais que ce diable devait être dans le corps de M. Fagon. C’est le bureau des taxes qu’il préside qui lui a attiré cette horrible poésie. Il y a dans les œuvres de Rousseau une Francinade et une Picade du même goût contre Francine et l’abbé Pic. Autrefois on se pendait de désespoir contre de pareilles pièces. M. Fagon ne fera qu’en rire, car dans huit jours il n’en sera plus question. Je la mettrai à la fin de cette année pour la conserver comme une pièce rare en ce genre, et pour montrer jusqu’où la fureur de l’esprit mordant et calomnieux peut se porter. » (Journal de Marais. Décembre 1722). (R)
- 3La bulle Unigenitus. (M.)
- 4Hyménée / Or de ce triste embrassement / Vint un pernicieux enfant / Qu'à nos crimes
- 5les plus cruels, / La haine la plus inhumaine. / Ni par conseils, ni par amis / Ni par école ou séminaire / Ses défauts ne furent réduits. Tous leurs soins
- 6du sang / De nos familles désolées / De tant de veuves éplorées / qui nourrissent
- 7le choque. Les jours qu'il passe dans l'époque / De quelque désastre fameux, / Tous jours pour lui sont jours heureux. Voit-on
- 8Desmarets. / Il aspire aux premières places / Par la route des Bourvalais.
- 9son âme au Diable, / Emporte soudain dans les airs / Cette charogne détestable. / Puisse-t-il être anéanti / Devant Dieu, plus abominable / Qu’un joueur de Mississippi ! [Fin]
Raunié, IV,148-56 - 1732/1735, III,42-48 - 1752, III,42-48 - Clairambault, F.Fr.12698, p.257-64 - F.Fr.9351, f°112v-115r - F.Fr.12682, f°56-59 - F.Fr.12797, f°44-47 - F.Fr.13660, f°12r-16r - F.Fr.15016, f°119r-125r - F.Fr.15143, p.243-56 - F.Fr.25570, p.313-320 - Arsenal 2937, f°311r-316r - Arsenal 2975, p.21-25 - Arsenal, 3128, f°130r-132v et f°287r-290r - Arsenal 3133, p.17-24 - Stromates, I, 155-64 - BHVP, MS 639, p.270-83 - BHVP, MS 659, p.133-44 - BHVP, MS 670, f°128r-130v - Lille BM, MS 63, p.131-143 - Marais, II, 595-97
On appelle ainsi la pièce suivante parce qu’elle est faite contre Fagon, dont le père était premier médecin du feu Roi Louis XIV (BHVP, MS 670) -Stromates : 17 sept. 1730. Corrigé sur l’imprimé en 1734 [de fait nombreuses ratures et corrections]. On attribue cette pièce au poète Roy, greffier du Régiment de la Calotte