Aller au contenu principal

Les Affaires du temps

Les affaires du temps
Que le ministre que l’on chasse1
Ne reprenne jamais sa place,
Je le crois bien.
Mais que celui qui l’a chassé
Ne soit pas fort embarrassé,
Je n’en crois rien2 .

Qu’on trouve pour le ministère
Un homme aimé du militaire,
Je le crois bien.
Mais qu’on lui trouve des talents
Pour le pouvoir garder longtemps,
Je n’en crois rien.

Que le corps de notre finance
Ait encore quelque substance,
Je le crois bien.
Mais que son régime insensé
Ne l’ait pas bientôt épuisé,
Je n’en crois rien.

Que le peuple dans l’indigence
Demande du pain et vengeance,
Je le crois bien.
Mais qu’au lieu de le voir périr
On s’empresse à le secourir,
Je n’en crois rien.

Que le clergé dans l’opulence
Se moque des maux de la France,
Je le crois bien.
Mais qu’il doive longtemps jouir
De biens qui peuvent mieux servir,
Je n’en crois rien.

Que le Parlement qu’on exile
Ait été quelquefois utile,
Je le crois bien.
Mais qu’un freluquet à rabat
Fasse le soutien de l’État,
Je n’en crois rien.

Que messieurs les Parlementaires
Soutiennent messieurs leurs confrères,
Je le crois bien.
Mais que de leurs cris impuissants
Nous soyons étourdis longtemps,
Je n’en crois rien.

Que ce soit un bien pour la France
De changer la jurisprudence,
Je le crois bien.
Mais que le code qu’on attend
Prouve un heureux changement,
Je n’en crois rien.

Que ce fût très grande injustice
De payer pour rendre justice,
Je le crois bien.
Mais qu’on ne doive jamais rendre
L’argent qu’on eut grand tort de prendre,
Je n’en crois rien3 .

Que l’auteur d’un bien qu’on ignore
Forme d’autres projets encore,
Je le crois bien.
Mais qu’il soit temps de dévoiler
Les projets dont je veux parler,
Je n’en crois rien.

Que le chancelier qu’on déteste
Puisse un jour vous dire le reste,
Je le crois bien.
Mais qu’on pense toujours de lui
Tout ce qu’on en dit aujourd’hui,
Je n’en crois rien.

  • 1Louis XV, vivement pressé par le chancelier Maupeou, et craignant de se voir exposé à une guerre avec l’Espagne par la politique extérieure de Choiseul disgracia brusquement ce ministre. Le duc de la Vrillière lui notifia, le 24 décembre 1770, l’ordre du Roi qui lui enjoignait de se démettre de ses charges de secrétaire d’État et de surintendant des postes, et de se retirer à Chanteloup. « Cette révolution dans le ministère étant arrivée au moment où les Parlements étaient menacés de leur destruction, le public imagina des rapports de sentiments et d’opinions entre le duc et ces corps. Il se figura que c’était par vertu et par des principes de décence qu’il était opposé à Mme du Barry ; et, d’après cette opinion dénuée de fondement, le duc de Choiseul devint l’idole des magistrats, de leurs nombreux partisans, des gens vertueux, enfin du public entier. Au moment de sa disgrâce, les rues furent pendant vingt‑quatre heures obstruées par la multitude des carrosses qui se rendaient à sa porte. Enfin, arrivé à Chanteloup, il vit se rendre en foule auprès de lui des courtisans que des charges éminentes auraient dû retenir à Versailles, et qui ne se firent point scrupule de braver le mécontentement du Roi. » (Sénac de Meilhan.) (R)
  • 2« Il n’y a point d’exemple depuis qu’on renvoie des ministres que le public ait marqué autant de regrets et même d’indignation. La cabale ennemie est en horreur On n’a encore remplacé que le département de la guerre par un homme (M. de Monteynard), dont on dit peu de bien ; c’est le prince de Condé qui l’a placé. » (Correspondance de Mme du Deffand.) (R)
  • 3Le chansonnier est ici d’accord avec Voltaire, l’un des rares contemporains qui aient su apprécier la réforme judiciaire opérée par Maupeou. « Le Roi, dit Voltaire, se rendit aux veux des peuples qui se plaignaient depuis des siècles de deux griefs, dont l’un était ruineux, l’autre honteux et dispendieux à la fois. Le premier était le ressort trop étendu du Parlement de Paris, qui obligeait les citoyens de venir de cent cinquante lieues se consumer devant lui en frais qui souvent excédaient le capital. Le second était la vénalité des charges de judicature, vénalité qui avait introduit la forte taxation des épices. Pour réformer ces deux abus, six Parlements nouveaux furent institués, le 23 février, sous le titre de conseils supérieurs, avec injonction de rendre gratis la justice… L’opprobre de la vénalité dont François Ier et le chancelier Duprat avaient malheureusement souillé la France fut lavé par Louis XV et par les soins du chancelier Maupeou, second du nom. On finit par la réforme de tous les Parlements et on espéra, mais en vain, de voir réformer la jurisprudence » (Histoire du Parlement de Paris.) (R)

Numéro
$1299


Année
1771




Références

Raunié, VIII,207-11 - F.Fr.15141,p.237-39