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Les États généraux

Les États généraux1
Lyre de Pindare et d'Alcée,
Des héros noble volupté,
Tu languis, muette et glacée,
Au fond d'un envieux Léthé !
Seul, dans ses veilles poétiques,
Le Brun2 sur tes cordes antiques
Module ses doctes chansons ;
Mais dans nos jours pusillanimes,
Est-il encor des cœurs sublimes,
Dignes d'applaudir à tes sons ?

Ils veulent de ton harmonie
Éteindre les brûlants accords ;
Ils veulent au libre génie
Oter sa fougue et ses transports.
Ils disent à l'aigle rapide :
Avilis ton œil intrépide,
Fixe sur l'astre radieux ;
Ne va plus au sein des nuages
Te jouer parmi les orages,
Et porter la foudre des dieux !

Quand sur les vainqueurs d'Olympie
Planait le cygne de Dircé,
Peut-être à quelque oreille impie
Son chant parut-il insensé.
S'il n'eût méprisé leurs murmures,
Qu'importaient aux races futures,
Pise, ses chars et ses coursiers ?
Roi de Catane et d'Agrigente,
Par lui votre olive indigente
Se change en immortels lauriers.

Par lui sous un mont qui l'accable,
Sous d'inaccessibles volcans,
Gémit la fureur implacable
Du plus horrible des Titans.
De sa poitrine hérissée,
La cendre et la flamme est lancée ;
La nuit embrase au loin les airs,
Quand le monstre au fond de ce gouffre,
Sur un lit de rocs et de soufre,
Retourne ses flancs entr'ouverts.

O Lyre, des temps souveraine,
Si tu revivais sous mes doigts,
Jusqu'en sa prison souterraine,
Je ferais entendre ma voix.
Au son de ma voix menaçante,
Bouillonnerait de lave ardente
L'Etna par Vulcain dévasté ;
Je livrerais à sa furie
Tout ennemi de la patrie,
De la paix, de l'égalité.

Des mortels auguste apanage,
Égalité, fille des Dieux !
Le despotisme et l'esclavage
Te reléguèrent dans les cieux.
Reviens, adorable immortelle ;
Un roi bienfaisant te rappelle ;
Des lys relève la splendeur.
Dis à l'orgueil, à l'égoïsme,
Qu'un généreux patriotisme
Est la véritable grandeur.

Vous qui portez l'humble prière
Jusqu'au trône de l'Éternel ;
Vous à qui la vertu guerrière
Transmit un éclat immortel,
Gardez ces nobles privilèges ;
Mais quittez des droits sacrilèges
Nés sous des règnes oppresseurs.
A ce peuple qui vous contemple
Donnez un magnanime exemple ;
Méritez enfin vos honneurs !

Laissez la noblesse vénale,
Fille récente de Plutus,
Défendre cet or qu'elle étale
Au lieu de gloire et de vertus.
Mais vous, favoris de la gloire,
Mais vous, enfants de la victoire,
De cet or détournez les yeux.
C'est par le fer, par la vaillance,
Par leur sang, vengeur de la France,
Que s'ennoblirent vos aïeux.

Sous des enseignes belliqueuses,
Ralliant leurs vassaux épars,
Quand de leurs tours impérieuses
Ils volaient aux dangers de Mars,
Affranchis des impôts vulgaires,
Leurs biens, noblement tributaires,
S'honoraient d'un impôt guerrier ;
Aussi généreux qu'intrépides,
Des soldats étaient leurs subsides ;
Leur unique prix, un laurier.

Aujourd'hui, Cybèle et Neptune
Vous offrent d'autres prix encor ;
Mars est amant de la fortune,
Ses palmes ont des rameaux d'or.
Aujourd'hui la paix elle-même
Fait payer cher au diadème
Le faste indolent qui vous suit ;
Un peuple innombrable et docile
Cultive un champ, pour lui stérile,
Dont vous recueillez tout le fruit.

Cessent enfin sur nos rivages
Ces intolérables abus !
Pliez vos superbes courages
A de volontaires tributs !
Que, dans votre âme libre et fière,
Le voeu de la patrie entière
Du vil intérêt soit vainqueur !
De votre roi suivez les traces :
Louis immole à nos disgrâces
Un luxe étranger à son cœur.

O Louis ! ô roi populaire !
Français ! tombez à ses genoux !
Il brise le sceptre arbitraire,
Il ne règne plus que pour vous.
Son nom, surpris par la vengeance,
Ne livrera plus l'innocence
Aux fers dont s'indignait Thémis ;
La loi punira tous les crimes,
La loi seule aura des victimes ;
Louis ne veut que des amis.

Il veut que l'active pensée,
Des États flambeau créateur,
D'un joug honteux débarrassée,
Des cieux atteigne la hauteur.
Au fond de sa coupable enceinte,
Un tyran que poursuit la crainte
Fuit une importune clarté ;
Louis invoque la lumière,
Il ouvre une avide paupière
Aux rayons de la vérité.

Odieuse et funeste armée,
Du fisc affreuse légion,
Dont l'ardeur, de gain affamée,
A dévoré la nation !
Qu'un tribut équitable, unique,
Garant de la dette publique,
En de purs canaux soit versé !
Disparaissez, et, dans l'histoire,
Périsse jusqu'à la mémoire
De votre pouvoir insensé !

Quels feux s'échappent du Ténare ?
Noirs complots ! coupables excès !
Français ! quoi ! votre main barbare
S'est baignée au sang des Français !
Dieux ! quelles fureurs vous animent !
O des tyrans qui vous oppriment
Instruments aveugles et sourds !
Flots mouvants, qu'agite et qu'entraîne
Le souffle lointain de la haine
Et le vent orageux des cours.

Qu'au nom d'un bienfaiteur suprême
Se taise l'intérêt jaloux !
Autour de ce roi qui vous aime,
Heureux Français, rassemblez-vous ;
Depuis les rives fortunées
Qui des Alpes aux Pyrénees
Dominent sur les flots amers,
Jusques aux bords où ma patrie3
Se joint à l'antique Neustrie,
Pour commander à d'autres mers !

Venez au soc patriotique
Unir le glaive et l'encensoir,
Et former un pouvoir unique
Des nœuds de ce triple pouvoir !
Nation longtemps asservie,
Reprends la liberté, la vie,
Dans tes comices solennels !
Qu'aux yeux de l'Europe étonnée
Repose enfin ta destinée
Sur des fondements éternels !

Des tyrans, des conseils sinistres
Ont trop enchaîné l'univers :
Un bon roi, de sages ministres,
O France, vont briser tes fers !
A leurs vœux serais-tu rebelle ?
Non ; viens respirer sous leur aile,
Et que, défenseur de tes droits,
Après ces tempêtes horribles,
Vogue enfin sur des eaux paisibles
Le cygne du lac genevois4  !

  • 1Pierre‑Louis Ginguené, célèbre publiciste français (1748‑1816), auteur de cette ode, s’était fait connaître avant la Révolution par une collaboration active à divers journaux dans lesquels il soutenait éloquemment les principes de la justice et de la liberté. (R)
  • 2Ponce‑Denis‑Écouchard Lebrun, surnommé Lebrun Pindare, l’un des poètes lyriques français les plus célèbres du XVIII siècle, a laissé des odes empreintes d’un talent plein de force et d’éclat et où l’on rencontre des strophes magnifiques. (R)
  • 3La Bretagne. (M.) (R)
  • 4Allusion aux armes de M. Necker, qui portent un signe. (M.) (R)

Numéro
$1611


Année
1789

Auteur
Ginguené



Références

Raunié, X,317-24