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La Grandeur du Tiers État

La grandeur du Tiers état1
Vous, dont l'or et le sang se prodiguaient dans l'ombre,
Citoyens précieux,
Louis vient d'écarter la nue épaisse et sombre
Dont on voilait ses yeux ;
Son grand cœur a senti que rien n'a pu prescrire,
Contre vos justes droits,
Et qu'enfin, quel que soit le berceau d'un empire,
La majesté du peuple y fait celle des rois.

Vous ne redoutez plus aucun ordre sinistre
D'un monarque si doux,
Depuis qu'avec courage un vertueux ministre
S'est déclaré pour vous ;
Necker, qui de la France est l'ange tutélaire,
Redouble ses travaux,
Et déjà son génie actif et salutaire
Par sa seule influence a suspendu vos maux.

Utiles plébéiens ! vous seuls dans la patrie
Ne vivez point d'abus ;
Vous aimez votre prince, et votre âme se fie
Sans peine à ses vertus.
En vous il a placé sa plus chère espérance ;
Du peuple il est ami.
Il sait que plusieurs fois le trône de la France,
Ébranlé par les grands, par vous fut affermi2 .
Quand le roi Jean revint des bords de la Tamise,
En vain cherchant sa cour,
Il n'apprit qu'il régnait sur la France soumise
Qu'aux cris de votre amour.
Les héros de Calais, ces modèles sublimes,
N'étaient que des bourgeois3  ;
Ces bourgeois généreux, en s'offrant pour victimes,
Vengèrent d'Albion l'infortuné Valois.

On a vu d'Orléans l'étonnante héroïne,
Par sa seule valeur,
Et sans le vain secours d'une illustre origine,
Triompher du malheur.
Des superbes Anglais abattus par ses armes,
Délivrant son pays,
De ses concitoyens elle sécha les larmes,
Et replaça son Roi sur le trône des lis.

C'est toujours parmi vous qu'ont reçu la naissance
Ces immortels humains
Que les dons du génie égalent en puissance
Aux plus grands souverains.
Ils ne règnent jamais par le sang, par la guerre,
Mais par l'humanité ;
Gloire de leur pays, délices de la terre,
Ils sont les bienfaiteurs de la postérité.

La charrue existait avant les armoiries,
Enfants d'un fol orgueil :
Loin d'être des vertus les emblèmes chéries,
Elles en sont l'écueil.
Que le noble, qui, fier de ceux qui l'ont fait naître,
Dédaigne un citoyen4 ,
Sache que, quelque ancien qu'un nom fameux puisse être,
Le premier qui fut noble était un plébéien.

La superstition et la nuit féodales,
Par leurs voiles épais
N'ont que trop répandu des ténèbres fatales
Sur l'empire français.
Ses nobles facultés lui sont enfin rendues ;
Il sort de son sommeil :
Ses forces, qui longtemps ont été suspendues,
N'ont que plus d'énergie au moment du réveil.

Qu'avec transport j'entends ce cri patriotique,
Ce cri de liberté !
Elle seule, il est vrai, fait d'un corps politique
L'âme et la sûreté.
Mais craignez de vos coeurs l'ardente effervescence,
Craignez l'esprit d'erreur,
Qui pour la liberté prend souvent la licence,
De la chute d'un peuple affreux avant-coureur.

C'est la philosophie, oui, plébéiens, c'est elle,
Dont l'éclatant flambeau,
Faisant briller enfin la lumière immortelle,
Répand un jour nouveau.
Si du joug des tyrans cette clarté propice
Luit pour vous garantir,
Que du monde éclairé l'auguste bienfaitrice
Jamais de vos succès n'ait à se repentir !

Par ordre divisés, selon l'antique usage,
Mais par le zèle unis,
Que l'intérêt, I'orgueil, avides du ravage,
Loin de nous soient bannis !
Que le peuple français montre à l'Europe entière
Le spectacle imposant
D'une nation ferme, indépendante et fière,
Comblant de ses hienfaits un Roi reconnaissant !

O mes concitoyens ! cet empire flexible
Autant que vigoureux,
En se constituant, va se rendre invincible
Par nos efforts heureux :
Semblable désormais au système du monde,
Où les globes épars
Se meuvent librement, sans que rien se confonde,
Et de leur harmonie étonnent nos regards.

  • 1C’est à la fin du mois de janvier que l’abbé Sieyès, grand vicaire de Chartres, avait publié sa fameuse brochure sur le tiers état, qui résumait tous les écrits du temps, et dont l’à‑propos fut à l’origine de sa fortune politique. (R)
  • 2Mais ces plébéiens, qui s’étaient distingués par les services rendus à l’État, avaient toujours été récompensés par des dignités et des titres de noblesse. Aussi Sénac de Meilhan prétendait-il, non sans raison, que l’infériorité du tiers état était plus apparente que réelle : « Cette multitude immense d’hommes actifs, industrieux, qui embrasse par ses travaux tous les arts utiles et agréables, le tiers état, était-il opprimé, humilié ? était-il privé des moyens de faire valoir les talents qu’il recevait de la nature ?… Rien ne fut de tout temps plus facile à franchir que la ligne qui séparait la noblesse d’avec le tiers état… Lorsqu’on parle des avantages de la noblesse, on ne peut se dispenser de les regarder comme étant en grande partie communs au tiers état, puisque l’origine connue d’une partie de la noblesse se trouve, dans des temps peu reculés, venir de cet ordre… Cette noblesse, qu’on représente si orgueilleuse, laissait monter au rang de ses chefs des hommes du tiers, et ce tiers, qu’on s’efforce de montrer circonscrit dans les travaux mécaniques, possédait les charges importantes qui donnent une autorité réelle, telles que celles de secrétaires d’État et de la haute magistrature. Enfin du sein de ce tiers si avili, si opprimé, si méprisé dit on, sont sorties, dans l’espace d’un siècle, quinze familles honorées de la pairie… Il n’était aucune prérogative que le tiers ordre ne partageât avec la plus haute noblesse, si l’on en excepte celle d’être présenté au Roi comme courtisan et de manger avec lui. » (Du Tiers État.) (R)
  • 3Si on objectait que le mot bourgeois n’est pas assez noble pour être employé dans une ode, je répondrais que c’est le cas de l’anoblir. (M.) (R)
  • 4Le dédain et le mépris des nobles pour les roturiers étaient devenus, à la fin du XVIIIe siècle, une exception, ainsi que l’a très justement observé Sénac de Meilhan dans ses Considérations sur la Noblesse. « Cette urbanité des Romains, cet atticisme si vanté des Grecs, s’étaient fondus ensemble pour composer la politesse française. Il fallait qu’un grand eût formé le projet de faire sentir sa supériorité, pour qu’il ne se montrât pas par son ton, ses gestes, ses manières, dans une égalité apparente vis‑à‑vis de ceux qui avaient avec lui des rapports de société. Il entrait dans l’éducation des grands seigneurs de leur faire sentir la nécessité d’être polis ; on intéressait leur vanité à l’être, en inculquant dans leur esprit que la politesse devait être un attribut de la véritable grandeur, et que dès le premier abord, c’est ainsi qu’elle s’annonçait Les gens en place se conduisaient par les mêmes principes et, loin de se montrer altiers, d’être rebutants par leur morgue, ils se plaisaient, en général, à satisfaire au moins la vanité par leur accueil, s’ils ne pouvaient contenter l’ambition ou l’intérêt. Le proverbe populaire : Donner de l’eau bénite de cour est la preuve de ce que j’avance. » (R)

Numéro
$1613


Année
1789




Références

Raunié, X,332-37