Aller au contenu principal

Le Concile d’Embrun

Le concile d’Embrun1
Viens au secours de ton Église2 ,
Divin pasteur ;
Délivre-la de l’entreprise
D’un séducteur,
D’un vil esclave de Mammon
Qui la déchire,
D’un homme sans foi, d’un Simon,
De Tencin3 , c’est tout dire.

Confonds son indigne concile
Et ses desseins ;
Venge l’honneur de l’Évangile
Et de ses saints,
Vois les pères d’Embrun : grand Dieu,
Quel assemblage !
Allons-nous d’Éphése en ce lieu
Revoir le brigandage4  ?

Dignes élèves des écoles
De Loyola,
Les Lafitaux5 , les Malissolles6
Vont briller là.
Que veulent ces dignes prélats ?
Que vont-ils faire ?
Ce qu’autrefois firent Judas,
Caïphe et son beau-père.

L’un d’eux a voulu rendre à Rome
Saint Paul suspect,
L’autre est digne neveu d’un homme
Qui, sans respect
Pour les édits du roi mineur,
Eut l’insolence
D’en appeler au roi majeur,
Chose inouïe en France7 .

On met dans ce complot funeste
Ce grand prélat8 ,
Qui doit aux fureurs de la peste
Tout son éclat;
Il serait plus pur et plus grand
Sans l’abbaye
Qu’il demanda pour payement
Des risques de sa vie9 .

Tous les pontifes que la bulle
Fait assembler,
Courent au conciliabule
Se signaler
Contre nos saintes libertés
Et l’innocence ;
Qu’ils vont faire d’iniquités,
Sûrs de leur récompense !

Que tout est ici canonique !
Douze brigands10 ,
L’opprobre du nom catholique
Et de ce temps,
Sont triés pour perdre un pasteur
Irréprochable11 .
Renverse, ô divin Rédempteur,
Ce projet exécrable !

Par une auguste compagnie
Examiné,
Tencin, leur chef, pour simonie
Fut condamné12 .
Quel siècle autre que celui-ci
Et quelle ville
Vit jamais un homme flétri
Président d’un concile ?

Toujours Tencin souhaita d’être
Pécunieux,
Ainsi que Simon, son cher maître ;
Mais, à ses vœux
Longtemps la fortune parut
Inexorable ;
Suivit l’agiot qui lui fut
Tout à fait favorable.

Bientôt, pénétrant du système
Tous les projets,
Il en étonna l’auteur même
Par son progrès,
Et l’on peut, sans crainte de faux,
A sa science
Imputer la moitié des maux
Que Law a faits en France.

Tencin devint un magnifique
Agioteur
Et fit de Law un catholique
Plein de ferveur ;
Law eut toute la piété
D’un bon apôtre ;
Tencin vit son bien augmenté
Par les débris du nôtre.

Jadis tout clerc faisant négoce
Était proscrit
Comme indigne du sacerdoce
De Jésus-Christ.
La France, hélas ! au déshonneur
De l’Évangile,
Voit un infâme agioteur
Président d’un concile.

Prends pour toi, Tencin, ce que Pierre
Dit à Simon :
Si tu méprises le tonnerre,
Quel abandon !
Romps, crois-moi, tous les nœuds qu’a faits
Ton injustice,
Ou tu vas tomber pour jamais
Au même précipice.

Te passerai-je sous silence,
Sœur de Tencin13 ,
Monstre enrichi par l’impudence
Et le larcin ?
Vestale14 peu rebelle aux lois
De Cythérée,
Combien méritastu de fois
D’être vive enterrée ?

Chez toi toujours, vieille Rhodope,
Furent reçus,
Les favoris de Calliope
Et de Plutus15 ;
Jamais ta belle âme à l’argent
Ne fut rebelle16 ,
Et ce ne fut que l’indigent
Qui te trouva cruelle.

Écoute une preuve, elle est vraie
Sans contredit ;
Tant que l’insensé la Fresnaye17
Eut du crédit,
Tant que chez lui l’argent roulait,
Il sut te plaire.
N’eut-il plus rien, un pistolet
Vint bientôt t’en défaire.

Tu diras sans doute, âme noire,
Qu’il se tua18 .
Sans examen je veux le croire
Que fait cela ?
Si, mû par ta rapacité
Il s’extermine
C’est toujours dans la vérité
Ta main qui l’assassine.

Je connais bien d’autres victimes,
Âme sans foi,
Que vous égorgez par vos crimes,
Ton frère et toi.
Vos noires fourbes font périr
De saintes filles,
Dont les biens servaient à nourrir
Mille pauvres familles.

Pour Tencin, la pourpre romaine
A des appas19 ,
Le chemin qu’il a pris y mène
Vos renégats,
De Dubois il a les vertus
Et l’opulence ;
Il soutient l’Unigenitus,
Il doit être Éminence20 .

Pour sa sœur, qu’elle aille à Cythère ;
Ce seul endroit
Peut lui fournir le monastère
Qu’il lui faudroit ;
Elle est un peu vieille à présent
Pour chanoinesse,
Mais des novices du couvent
Elle sera maîtresse.

Enfin se conclut le mystère
D’iniquité21 :
Le coupable juge un saint père,
Quelle équité !
Droit canon, droit des gens et foi
Sont en souffrance ;
Ciel, sois attentif à ma voix
Et venge l’innocence.

Prélats, verrez-vous sans vous plaindre
Un saint proscrit ?
Que n’avez-vous pas tous à craindre
Si cet esprit
D’injustice et d’iniquité
Vous tyrannise ?
Résistez avec fermeté
Et défendez l’Église22 .

 

  • 1Autre titre: Chanson sur les prélats du concile d'Embrun
  • 2« Le roi ayant permis à l’archevêque d’Embrun d’assembler un concile provincial à Embrun, pour y traiter et discuter des affaires qui intéressaient la religion et les dogmes de la foi, l’ouverture de ce concile s’étant faite le 16 août, l’abbé d’Hugues, promoteur, y ayant dénoncé l’instruction pastorale de l’évêque de Senez, du 28 août 1726, comme contenant des maximes séditieuses et des erreurs capitales, comme étant injurieuse à la bulle Unigenitus, et comme recommandant la lecture du livre des réflexions morales du P. Quesnel, défendue par cette bulle et par le corps des évêques ; et l’évêque de Senez ayant reconnu cette instruction pastorale pour être émanée de lui, et ayant soutenu que les propositions qu’elle contenait étaient conformes à ses sentiments, desquels il croyait ne pas pouvoir se départir, le concile rend, le 20 septembre, une sentence qui condamne l’instruction pastorale de Mgr l’évêque de Senez, comme schismatique et remplie d’erreurs ; ordonne que l’évêque qui l’a adoptée et signée, et n’a pas voulu la rétracter, sera suspendu de tout pouvoir et juridiction épiscopale. » (Journal historique du règne de Louis XV.) (R)
  • 3- L’abbé Tencin avait été nommé archevêque d’Embrun en 1724. Il fit condamner son suffragant, Soanen, poussé tout à la fois par l’ambition du chapeau et par les conseils du cardinal Fleury, désireux de triompher par un exemple sévère de la résistance des prélats jansénistes. Le marquis d’Argenson l’appelait, non sans raison, « le fléau des honnêtes gens, simoniaque, incestueux, mauvais citoyen, déshonoré et honni de tous ». (R)
  • 4- Les historiens ecclésiastiques ont flétri du nom de brigandage, le concile d’Éphèse, présidé par Dioscure, qui proclama l’orthodoxie d’Eutychès, et déposa l’évêque de Constantinople, Flavien, qui avait fait condamner les théories de l’hérésiarque. Comme Flavien avait appelé de ce jugement inique au pape, Dioscure, au dire d’Évagrius, maltraita ce prélat avec une telle violence qu’il mourut peu de jours après. (An 449.) Ces tristes scènes faillirent se renouveler à Embrun. « Les théologiens, lisons nous dans Marais, ont été insultés, chassés du concile. Le prélat lui même a été obligé d’en sortir, et traité comme s’il était prévenu de crimes. En un mot, dit une lettre qui vient de paraître, du 29 août, toutes les lois des jugements et de l’équité naturelle ont été ouvertement violées ; ce sont autant de titres qui assureront au concile d’Embrun dans la postérité, celui de conciliabule et de brigandage. » (R)
  • 5Pierre François Lafitau (1655 1764), qui avait joué un rôle actif dans la négociation du chapeau de Dubois, était, depuis 1719, évêque de Sisteron. Il a laissé de nombreux écrits, dont l’un des plus utiles aujourd’hui est l’Histoire de la Constitution Unigenitus. (R)
  • 6François Berger de Malissol, évêque de Gap, de 1706 à 1738. (R)
  • 7L’évêque d’Apt, Ignace de Foresta, avait publié, en 1717, un factum intitulé : Appel du roi mineur au roi majeur de la déclaration du 7 octobre. Le Parlement de Provence condamna cet écrit au feu, en faisant remarquer que le titre était une attaque au principe de la royauté, puisqu’il infirmait le pouvoir du Régent. (R)
  • 8Henri François de Belzunce, de Castelmoron, évêque de Marseille. (R)
  • 9Belzunce refusa l’évêché de Laon (conférant le titre de duc et pair) et l’archevêché de Bordeaux, qui lui furent offerts en récompense de son dévouement ; il accepta, toutefois, deux riches abbayes, mais sans les avoir sollicitées. En 1731, Clément XII le décora du pallium. (R)
  • 10Les évêques convoqués à Embrun, étaient au nombre de quatorze : de Vaccon (Apt) ; de Moncley (Autun) ; Du Doucet (Belley) ; de Castellane (Fréjus) ; Malissol (Gap) ; Berton de Crillon (Glandèves) ; d’Anthelmi (Grasse) ; de Caulet (Grenoble) ; Belzunce (Marseille) ; Lafitau (Sisteron), Alexandre Milon (Valence) ; de Bourchence (Vence) ; de Villeneuve (Viviers). (R)
  • 11« L’accusé, dit à ce propos Barbier, l’évêque de Senez est le P. Soanen de l’Oratoire, qui a prêché toute sa vie avec grand éclat, qui a quatre-vingts ans, et qui, dans son évêché, menait une vie exemplaire, et en apôtre donnait tout aux pauvres, et était continuellement en visite. Voilà ce qui révolte. » Et Marais : « On a fait une plaisanterie d’un soldat de la garnison d’Embrun, qui écrit à sa femme : Nous sommes toujours à Embrun à garder le concile de Trente. Je ne sais pas ce qu’on y fait : On dit qu’ils sont quinze diables qui veulent faire pendre un saint. » (R)
  • 12Le Parlement avait condamné, en 1721, l’abbé de Tencin, « comme simoniaque et confidentiaire, à perdre le prieuré de Marlou, qu’il avait fait unir à l’abbaye de Vézelay, et qu’il possédait sous le nom de son frère. » (Mém. de Marais.) (R)
  • 13Claudine Alexandrine Guérin, marquise de Tencin (1681 1749), dut d’abord à ses galanteries et plus tard à ses écrits une grande notoriété. Après avoir embrassé la vie religieuse, par suite du mince patrimoine paternel, elle protesta contre ses vœux, et obtint de passer comme chanoinesse au chapitre de Neuville, près Lyon. Mais elle le quitta bientôt pour venir habiter Paris, où l’abbé, son frère, la mit à la tête de sa maison, et elle se mêla à toutes les intrigues de la Régence, uniquement inspirée par le désir d’élever son frère aux plus hautes dignités ecclésiastiques. « Elle reporta sur lui, dit Duclos, toute l’ambition qu’elle aurait eue, si son sexe la lui eut permise. Je l’ai beaucoup connue ; on ne peut pas avoir plus d’esprit ; elle avait toujours celui de la personne à qui elle avait affaire. Le génie des plus habiles intrigantes s’éclipsait devant celui de la Tencin. Elle était très jolie étant jeune, et conserva, dans l’âge avancé, tous les agréments de l’esprit. Elle plaisait à ceux même qui n’ignoraient rien de ses aventures. » La mort de Dubois, dont elle avait su capter la faveur, mit un terme à ses intrigues politiques, elle se consacra, dès lors, à ses relations de société, et réunit dans son salon, l’un des plus brillants du XVIIIe siècle, l’élite des gens de lettres du temps. (R)
  • 14Elle avait été religieuse et fait profession dans le monastère de Montfleury en Dauphiné. Elle obtint un rescrit en cour de Rome pour être relevée de ses vœux, et comme il était subreptice et rendu sur un faux exposé, il ne fut point fulminé. (M.) (R)
  • 15Les plus connus de ses amants furent, parmi les écrivains : La Motte, Fontenelle, Arouet ; et, parmi les hommes politiques : le Régent, Dubois, d’Argenson, Bolingbroke, d’Argental et Destouches Canon, dont elle eut un fils, qui fut d’Alembert. (R)
  • 16Duclos affirme le contraire : « Nullement intéressée elle regardait l’argent comme un moyen de parvenir, et non comme un but digne de la satisfaire. Elle n’a jamais joui que d’un revenu très médiocre, et ne voulait de richesses que pour son frère, afin qu’elles pussent aider à l’ambition. Elle était d’ailleurs très serviable, quand elle n’avait point d’intérêts contraires. » (R)
  • 17La Fresnaye, conseiller au Grand Conseil, son amant, qui s’est cassé la tête d’un coup de pistolet. C’est lui qui a été député du Conseil pour faire le compliment au roi sur son mariage. (M.) (R)
  • 18Ce La Fresnaye, grand agioteur de son métier et personnage peu sympathique, était allé se tuer chez son ancienne maîtresse, en laissant un testament qui faisait planer sur elle un soupçon d’assassinat. Mme de Tencin fut arrêtée et le Châtelet instruisit son procès. Mais le Grand Conseil, saisi de l’affaire, grâce au crédit de l’abbé, la reconnut innocente et condamna la mémoire du défunt. (R)
  • 19Voltaire, parlant du cardinalat, dit avec autant d’esprit que de malice : « C’est une qualité étrangère à l’Eglise et à l’État, que tout ecclésiastique romain à portée de l’obtenir poursuit avec fureur, que les papes font longtemps espérer pour avoir des créatures, et que les rois honorent par une ancienne coutume qui tient lieu de raison et même de politique. » (R)
  • 20Il devint, en effet, cardinal, en 1739. (R)
  • 21« Le simoniaque, écrit Voltaire, condamna le saint lui interdit les fonctions d’évêque et de prêtre, et le relégua dans un couvent de bénédictins au milieu des montagnes, où le condamné pria Dieu pour le convertisseur jusqu’à l’âge de quatre vingt quatorze ans. » Soanen protesta contre la condamnation qui l’avait frappé, et interjeta appel au pape et au futur concile général. Mais un ordre du roi l’exila à l’abbaye de la Chaise Dieu, en Auvergne, où il mourut en 1740. (R)
  • 22Les jansénistes ne manquèrent pas de suivre ce conseil ; il parut un mémoire suivi d’une liste de plus de neuf cents personnes, adhérant à la cause de Soanen ; douze évêques écrivirent au roi en sa faveur ; le cardinal de Noailles, lui même, forma opposition aux actes du concile, et adressa des remontrances au roi. Mais toutes ces protestations se heurtèrent contre l’inflexible volonté de Fleury, le principal auteur de la condamnation de Soanen. (R)

Numéro
$0638


Année
1727 (Castries)




Références

Raunié, V,111-22 - Clairambault, F.Fr.12699, p.421-24 (moins les deux dernières strophes) et p.455-57 (incomplet) - Clairambault, F.Fr. 12700 p. 343-48 - (incomplet) Maurepas, F.Fr.12631, p.409-15 - -F.Fr.9352, f°270r-271v (incomplet) - F.Fr.12800, p.302-08 - F.Fr.13660, f°76-77 et f°164v-168r -F.Fr.15019, f°200-03 - F.Fr.15143, p.431-49 (incomplet) -  F.Fr.15132, p.165-77 - Arsenal 2931, f°116v-13r - Arsenal 2962, p.296-305 - Arsenal 2976, p.10-18 - Arsenal 3116, f°66r-69r  - Arsenal 3133, p.93-100 (incomplet) et p.290-97 (incomplet) - Stromates, I, 383-90 - BHVP, MS 639, p.459-71 - BHVP, MS 658, p.96-03 - Mazarine, MS 2164, p. 243-55- Mazarine MS 2166, p.266-77 - Mazarine Castries 3984, p.212-21 - BHVP, MS 547, (non numéroté) - BHVP, 664, f°41r-48v - Chambre des députés, MS 1421, f°21 - Bouhier-Marais, II, 172