Autrefois et aujourd’hui
Autrefois et aujourd’hui1
Mes bons aïeux, mes vieux grands-pères,
Hélas ! que vous étiez nigauds,
Quand vous tourniez pour nos grand-mères,
Tout l’art d’aimer en madrigaux !
Pour des femmes bien moins sévères,
Nous mettons cet art en chansons.
Amants fripons, vrais papillons,
On ne voit plus chez nous de céladons ;
Ces dames valent vos bergères
Et ces messieurs vos Corydons.
Froids ou guindés dans vos paroles,
Vous teniez d’ennuyeux propos :
Bouffons, vifs, joyeux et frivoles,
Nous égayons par nos bons mots ;
Vous ne chantiez que vos ballades,
Vos rondeaux et vos lois d’amour.
Dans nos discours,
Jamais trop courts,
L’urbanité, l’esprit règnent toujours,
Et nous brillons par nos charades,
Nos pointes et nos calembours.
Vos grands salons de compagnie,
De bonne foi, ne valaient pas
Nos boudoirs sans cérémonie,
Où nous prenons de doux ébats.
Votre piquet, votre quadrille
Seraient-ils donc des jeux plus beaux
Que nos lotos,
Nos dominos ?
Vous ne jouiez jamais l’or en rouleaux ;
Sur nos tapis ce métal brille,
Et nous le perdons par monceaux.
Que sont vos repas de famille,
Près de nos petits soupers fins,
Où la gaîté perce et pétille
Par le secours de nos bons vins ?
Vous faisiez, dit-on, grosse chère :
On sert à petits plats chez nous,
Mais des ragoûts
Pour tous les goûts.
On n’y voit point surtout comme chez vous,
La fille à côté de sa mère,
La femme auprès de son époux.
L’habillement le plus commode
Attirait toujours votre choix ;
De l’étiquette, de la mode,
Nous suivons aujourd’hui les lois,
Et nous avons mille ressources
Pour être chaque jour nouveaux.
Fille en cerceaux,
Femme en fourreaux ;
Les hommes ont en tête et sur le dos
Petits chapeaux et grandes bourses,
Petite bourse et grands chapeaux.
Vos magnifiques tragédies
Charment le peuple et nos valets ;
Nous préférons les parodies,
Les farces, les drames anglais,
Nos opéras sont des merveilles
Qu’on vante dans tous nos journaux.
Nos Audinots
Sont des Quinaults ;
N’avons-nous pas aussi mille tréteaux !
Tout Paris bâille à vos Corneilles !
Et s’amuse avec nos Jeannots.
Vous blessiez souvent la décence
Dans vos discours et vos écrits ;
Nous connaissons la bienséance,
Dans les mots nous sommes polis ;
Vous aviez tous des mœurs austères,
Mais vous faisiez beaucoup d’enfants.
Nos jeunes gens,
Chastes, prudents,
Savent très bien maîtriser leurs penchants ;
Nous avons des célibataires
Et des vierges de cinquante ans.
Avec vos langoureuses flammes,
Vous étiez de cruels époux ;
Aujourd’hui gêne-t-on les femmes ?
On vit sans façon parmi nous.
Monsieur peut avoir des maîtresses,
Et madame beaucoup d’amis.
Vive Paris !
Séjour des ris,
Les histrions y sont fêtés, chéris ;
On y paye avec des promesses
Les créanciers, les beaux esprits.
Vos vertus étaient ridicules,
Nos vices même ont leur vernis ;
Vos guerriers étaient des Hercules,
Les nôtres sont des Adonis.
Nous avons des beautés parfaites,
Des prélats, des abbés poupins.
Nos médecins, Ils sont divins !
Et nos marquis, nos sublimes robins !
Vos traitants étaient un peu bêtes,
Et nos financiers sont très fins.
Nous effaçons votre mémoire,
Consolez-vous, mes bons aïeux.
Il vous reste du moins la gloire
D’avoir produit de tels neveux.
Ils sont au centre des lumières,
Vous n’aviez qu’un faible falot ;
Siècle cagot, Siècle bigot,
Un bon gros sens était tout votre lot.
Quel dommage, mes vieux grands-pères !
Vous êtes nés cent ans trop tôt.
- 1« Les travers et les ridicules de nos mœurs actuelles sont tellement multipliés que plusieurs de nos poètes en ont entrepris le tableau. Ceux de ces tableaux dont la gaîté forme le coloris peuvent seuls nous frapper. Je crois vous faire un cadeau en vous communiquant cette chanson apologétique, qui présente des détails piquants dont la critique badine est pleine de sel et de vérité. » (Correspondance de Métra.) (R)
Raunié, X,80-84