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Satire à M. Palissot

 

                                   Satire

À M. Palissot

 

Non, de tes ennemis, les cris calomnieux,

N'ont pu, cher Palissot, te noircir à mes yeux.

Je me ris avec toi de leur vaine colère :

Tu leur déplairais moins, s'ils avaient su te plaire ;

Si, cédant au grand nombre, et suivant leurs travers

Ta Muse au mauvais goût eût consacré ses vers.

 

Qu'est devenu ce temps qu'ont vu fleurir nos pères ?

Les auteurs asservis à des règles sévères,

Par des soins assidus s'efforçaient d'obtenir,

Moins les succès du jour que ceux de l'avenir.

 

Les Grecs et les Latins, que nos auteurs frivoles

Relèguent aujourd'hui dans l'ombre des écoles,

Par les meilleurs esprits alors accrédités,

Étaient lus et relus, appris et médités.

 

C'est chez eux qu'on puisa ce vrai qui nous enchante,

Cette simplicité si noble et si touchante,

Dont un seul trait naïf, pour un goût délicat,

Vaut mieux que tout l'esprit du précieux Dorat.

 

C'est par eux que l'on sut d'un charme inévitable,

Faire aimer la sagesse, en la rendant aimable.

Loin de se présenter triste et sans agrément,

Elle égaya son front des traits de l'enjouement.

 

Sous de riants atours cent fois plus applaudie,

Que dans les froids sermons de l'Encyclopédie.

C'est du génie antique enfin qu'étaient remplis

Ces beaux-esprits divers, en tout genre accomplis,

Qui sous un Prince, ami de leurs savantes veilles,

Enfantaient à loisir de sublimes merveilles.

 

Aujourd'hui, Palissot, l'on peut à moins de frais.

Du nom de bel-esprit s'enorgueillir en paix.

A peine de l’enfance, achevant la carrière,

Et de l'École encor secouant la poussière,

On a rompu le frein à soi-même livré,

Que vide de savoir, d'amour-propre enivré,

Tourmenté de la rime, en proie à sa manie,

On croit sentir en soi l'aiguillon du génie ;

On pense qu'il suffit, sans étude et sans art,

De suivre un vain délire, et d'écrire au hasard.

 

Hé ! Messieurs les rimeurs, quelle est votre folie ?

Quoi ! parmi tant de sots, dont la terre est remplie,

En voit-on comme vous d'un fol orgueil épris,

S'exercer dans un art qu'ils n'ont jamais appris ?

L’élève de Van Loo, plus timide et plus sage.

Fait du sien à loisir l'utile apprentissage ;

Combien dans ses dégoûts ne voit-il pas de fois

Ses stériles crayons se briser sous ses doigts,

Avant que soutenu d'une longue pratique,

Il défie au salon les yeux de la critique ?

 

Le métier le plus vil a sa difficulté.

Jamais le bateleur, à la foire exalté

S'il n'en a pas acquis la routine assidue

Viendra-t-il voltiger sur la corde tendue.

Et s'exposera-t-il, digne projet d'un fou,

Pour amuser le peuple, à se rompre le cou.

 

Et vous qui parcourez ces routes périlleuses,

Que des chutes sans nombre ont rendu si fameuses,

Où de rares esprits, en de plus heureux temps,

N'ont dû quelques succès qu'à des efforts constants ;

Sitôt qu'en votre tête un feu trompeur s'allume,

Votre main sans arrêt va fatiguer la plume ;

La rime a beau se plaindre, et la raison crier,

Vos vers comme un déluge inondent le papier.

 

De là vient que Paris, de ses presses avides,

Voit naître en un seul jour plus d'écrits insipides

Que l'automne fâcheux, durant ses premiers froids

Ne fait tomber en tas de feuilles dans les bois ;

Ou que dans nos jardins, sur les présents de Flore,

On ne voit au printemps de chenilles éclore.

De là ce triste amas et de prose et de vers,

Le rebut du Public et le butin des vers ;

Ces riens étincelants de frivoles bluettes ;

Et surtout, enrichis du jargon des toilettes,

Où l'auteur, petit maître, en babil éminent,

S'efforce d'être aimable, et n'est qu'impertinent ;

Ces torrents passagers de fugitives pièces,

Qui des lecteurs glacés recherchant les caresses,

D'un burin séduisant empruntent la saveur,

Et se vendent au moins, à l'aide du graveur ;

Ces recueils venimeux d'impiétés morales,

De nos Youngs Français les farces sépulcrales,

Ces Opéras bouffons, non lus, quoiqu'imprimés,

Ces Poèmes en prose, et ces discours rimés ;

Tous ces livres enfin, écrits du nouveau style

Où s'offre à chaque mot l'antithèse subtile,

Où sans régie et sans frein l'esprit tient lieu de tout,

Où ne se trouvent point la raison ni le goût,

Mais qu'en revanche on loue, et dont la liste obscure,

Toujours avec éloge est inscrite au Mercure ;

Car de l'esprit du jour tant d'auteurs inspirés,

S'ils étaient moins mauvais, seraient moins admirés.

 

L'autre siècle, éclairé par des Maîtres habiles,

Pour juger les écrits eut des yeux difficiles.

On admira Corneille et son esprit divin ;

Mais on admira point son amour pour Lucain.

On ne s'attendait pas que Quinauld au Parnasse,

Près de Racine un jour viendrait prendre sa place,

Ni qu'enfin l'Opéra trouverait des lecteurs.

 

Le bon goût sur la scène avait des protecteurs.

Le parterre Français, l'oreille encor remplie

Des sons harmonieux de Phèdre et d'Athalie,

Ennemi des sots vers, autant que des Anglais,

Eût sifflé sans pitié le Maire de Calais.

 

Sur un Théâtre orné des Ris et de la Joie,

Où la Raison pour plaire en bons mots se déploie,

Eût-on souffert un fat, qui d'un ton de rhéteur,

A côté de Molière eût prêché l'auditeur ?

Justement révolté qu'un goût hétéroclite,

Fit larmoyer Thalie en maussade Héraclite,

Il eût associé, par un même destin,

Le Père de Famille aux Sermons de Cotin.

 

Ce n'est pas cependant qu'un ridicule ouvrage,

Du peuple quelquefois ne surprit le suffrage ;

La brigue ou la faveur qui sans choix applaudit,

Pouvait pour quelque temps mettre un sot en crédit,

Et, rival de Pradon, peut-être que Le Mierre,

Eût balancé Racine et séduit Deshoulière.

Mais bientôt la Satire aux traits fins et perçants,

S'armait du ridicule et vengeait le bon sens,

Dénonçait au Public Pradon chargé de honte,

D'un succès mal acquis lui redemandait compte,

Et fit tant que sou nom, la fable des lecteurs.

Semble encore une injure aux plus méchant auteurs.

 

Ainsi des sots rimeurs, l'intrépide adversaire,

Sans que rien désarmât sa rigueur nécessaire,

Du faux goût dans sa source arrêtant le poison,

À l’aide des bons mots fit régner la raison.

 

Malheur a qui prêtant le flanc à la Satire,

Se livra sans génie à la fureur d'écrire,

Et ne comptant pour rien la honte d'ennuyer,

Mit son impertinence au jour sur le papier !

Le bien ni le crédit, le rang ni la naissance,

Ni le ressentiment armé de la puissance,

N'intimida la voix de ce hardi censeur,

Du bon goût attaqué courageux défenseur,

Aux vertus, aux talents, soigneux de rendre hommage,

Mais ardent ennemi de tout méchant ouvrage,

Qui louant et blâmant chaque auteur par son nom,

Eût berné Marmontel en admirant Buffon.

 

Des poètes sifflés la foule mutinée,

En vain de toutes parts contre lui déchaînée,

Pour le rendre odieux s'épuisait en clameurs ;

Vainement le faux zèle appuyant leurs rumeurs,

Croit pieusement que ces doctes censures,

Font à la charité des mortelles blessures.

Ces murmures chagrins à peine étaient ouïs.

De bons mots innocents les lecteurs réjouis,

Voyaient avec plaisir, bien loin d'en faire un crime,

Le nom d'un fade auteur égayer une rime ;

Croyaient que sans blesser l'honneur de son prochain,

On peut trouver mauvais un mauvais écrivain ;

Que s'il n'est point de loi qui l'empêche d'écrire,

Tout bon chrétien qu'on soit, on peut du moins en rire.

 

Ainsi donc des Cotins l’Hélicon fut purgé.

Mais ce temps-là n'est plus, et tout a bien changé.

Maintenant, grâce au goût, à l'humeur pacifique

D'un siècle plus humain, nommé Philosophique,

Chacun comme il l'entend raisonne en liberté,

Et peut extravaguer en toute sûreté.

Il n'est point de grimaud qui ne puisse à sa mode

Réformer la raison, prescrire un nouveau code,

Et souvent admiré, toujours content de lui,

Verser impunément des flots d'encre et d'ennui.

 

L'un prétend dans le monde, épris de son beau style,

En traduisant Brébeuf, faire oublier Virgile ;

D'un fatras emphatique, un autre enflant la voix,

Vient régenter les Grands, les Ministrcs, les Rois,

Et dans l'Académie empesé pédagogue.

Voit malgré d'Olivet son faux sublime en vogue.

 

A toute impertinence un champ libre est ouvert.

La licence en crédit marche à front découvert.

Les fruits du mauvais goût comme la mousse abondent.

Les sots auteurs en foule en tous lieux nous inondent.

Car en quel temps pour eux eut-on plus de douceur ?

Si contr'eux, par hasard, il s'élève un Censeur

Qui joigne le bon sens au sel de la satire,

Quel orage sur lui sou badinage attire !

Quels cris ! où fuira-t-il ? Et pour mieux effrayer,

Quiconque à leurs dépens oserait s'égayer,

Du critique fameux, si craint pendant sa vie,

N'ont-ils pas à l'envi décrié le génie ?

Pour faire le procès à sa malignité,

Ils réclament les lois, la paix, l'humanité.

Chez un peuple poli, quel trouble, quel désordre,

Si sur un pauvre auteur à son aise on peut mordre ;

Si Légier ou S***, pour un livre un peu plat,

De cent fâcheux brocards doivent souffrir l'éclat

Surtout ils font crier les ombres en furie,

De ces tristes martyrs de la plaisanterie,

Qui, bafoués, joués, hués et confondus,

Sont au bruit des sifflets au tombeau descendus.

Du seul nom de Satire ainsi chacun s'irrite,

Et la craint d'autant plus que plus il la mérite.

 

Toutefois ces esprits si bénins pour les fats,

Contre Dieu sans scrupule aiguisent leurs bons mots ;

Ces discrets ennemis d'innocentes querelles,

Proscrivent la satire et sèment des libelles.

Ton nom, cher Palissot, est par eux dénigré ;

Mais le lourd B*** nous assomme à son gré ;

Et conservant en paix son impudente audace,

Poinsinet à leurs yeux lui-même a trouvé grâce.

 

Vois donc avec dédain contre toi s'ameuter,

Le Peuple des rimeurs facile à s'irriter.

Tu leur dis hautement ce qu'ils craignent d'entendre ;

Tu reprends leurs défauts : tu n'as pas dû t’attendre

Dans l'emploi que Molière et Boileau t'ont remis,

Que l'ennemi des sots pût manquer d'ennemis.

Méprise leurs complots, leurs sourdes impostures,

La raison est pour toi ; laisse-leur les injures.

En de honteux combats ils voudraient t'engager ;

Mais c'est au ridicule encore à t'en venger.

Avec ce même esprit, cet art qui fur la scène

Dévoila plaisamment la doctrine peu saine

De tous ces faux Catons, moralistes sans mœurs,

Nous prônant la vertu qui n'est pas dans leurs cœurs.

Présente-nous aussi la comique peinture,

De quelque Trissotin, tracé d'après nature,

Et que de loge en loge, au parterre, au foyer,

On se dise en riant : Hé ! c'est l'Abbé Coyer !

Ou bien enveloppant une critique fine,

Sous une fiction agréable et badine,

Peins la sottise enfin, sortant d'un long oubli,

Sur les débris du goût son empire établi.

Peins-nous tous les héros marchant sous sa bannière ;

L'un au fils naturel immolant tout Molière ;

Cet autre destinant la Scène aux Iroquois ;

Sedaine, de bouffon qu'il fut jadis par choix,

Soudain, sans le savoir, devenu Philosophe :

Tant d'autres que je tais, auteurs de même étoffe,

Dont les noms rempliraient Moréri tout entier,

Mais aussi peu connus que l'obscur Charpentier.

 

Que ta vengeance donc honore ton génie,

À force de bons mots, punis la calomnie,

Et que tes ennemis, de tes vers désolés,

Pour prix de leurs fureurs soient à jamais sifflés.

 

Pour moi qui de bonne heure, éclairé par Horace,

Du vrai goût délaissé n'ai point perdu la trace ;

Qui rempli des leçons que Despréaux m'apprit,

Au faux esprit du siècle ai fermé mon esprit,

Je veux ainsi que toi, sans craindre leur sottise.

De nos tristes auteurs me rire avec franchise,

Et payer par un vers malignement tourné,

L'ennui que les D** souvent m'auront donné.

                               M. Clément

 

Numéro
$6652


Année
1769

Auteur
Clément



Références

Poésies satyriques, p.171-82