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Eloge de l'hypocrisie

         Eloge de l'hypocrisie

Mes chers amis, il me prend fantaisie

De vous parler ce soir d’hypocrisie.

Grave Vernet, soutiens ma faible voix :

Plus on est lourd, plus on parle avec poids.

Si quelque belle à la démarche fière,

Aux gros tétons, à l’énorme derrière,

Étale aux yeux ses robustes appas,

Les rimailleurs la nommeront Pallas,

Une beauté jeune, fraîche, ingénue,

S’appelle Hébé ; Vénus est reconnue

A son sourire, à l’air de volupté

Qui de son charme embellit la beauté.

Mais si j’avise un visage sinistre,

Un front hideux, l’air empesé d’un cuistre,

Un cou jauni sur un moignon penché,

Un oeil de porc à la terre attaché

(Miroir d’une âme à ses remords en proie,

Toujours terni, de peur qu’on ne la voie),

Sans hésiter, je vous déclare net

Que ce magot est Tartuffe, ou Vernet.

C’est donc à toi, Vernet, que je dédie

Ma très honnête et courte rapsodie

Sur le sujet de notre ami Guignard,

Fesse-mathieu, dévot, et grand paillard.

Avant-hier advint que de fortune

Je rencontrai ce Guignard sur la brune,

Qui chez Fanchon s’allait glisser sans bruit,

Comme un hibou qui ne sort que de nuit.

Je l’arrêtai, d’un air assez fantasque,

Par sa jaquette, et je lui criai :  Masque,

Je te connais ; l’argent et les catins

Sont à tes yeux les seuls objets divins :

Tu n’eus jamais un autre catéchisme.

Pourquoi, veux-tu, de ton plat rigorisme

Nous étalant le dehors imposteur,

Tromper le monde, et mentir à ton coeur ;

Et, tout pétri d’une douce luxure,

Parler en Paul, et vivre en Epicure ? 

Le sycophante alors me répondit

Qu’il faut tromper pour se mettre en crédit ;

Que la franchise est toujours dangereuse,

L’art bien reçu, la vertu malheureuse,

La fourbe utile, et que la vérité

Est un joyau peu connu, très vanté,

D’un fort grand prix, mais qui n’est point d’usage.

Je répliquai :  Ton discours paraît sage.

L’hypocrisie a du bon quelquefois ;

Pour son profit on a trompé des rois.

On trompe aussi le stupide vulgaire

Pour le gruger, bien plus que pour lui plaire.

Lorsqu’il s’agit d’un trône épiscopal,

Ou du chapeau qui coiffe un cardinal,

Ou, si l’on veut, de la triple couronne

Que quelquefois l’ami Belzébut donne,

En pareil cas peut-être il serait bon

Qu’on employât quelques tours de fripon.

L’objet est beau, le prix en vaut la peine.

Mais se gêner pour nous mettre à la gêne,

Mais s’imposer le fardeau détesté

D’une inutile et triste fausseté,

Du monde entier méprisée et maudite,

C’est être dupe encor plus qu’hypocrite.

Que Peretti se déguise en chrétien

Pour être pape, il se conduit fort bien.

Mais toi, pauvre homme, excrément de collège,

Dis-moi quel bien, quel rang, quel privilège

Il te revient de ton maintien cagot.

Tricher au jeu sans gagner est d’un sot.

Le monde est fin. Aisément on devine,

On reconnaît le cafard à la mine,

Chacun le hue : on aime à décrier

Un charlatan qui fait mal son métier.

 Mais convenez que du moins mes confrères

M’applaudiront. Tu ne les connais guères.

Dans leur tripot on les a vus souvent

Se comporter comme on fait au couvent.

Tout penaillon y vante sa besace,

Son institut, ses miracles, sa crasse ;

Mais, en secret l’un de l’autre jaloux,

Modestement ils se détestent tous.

Tes ennemis sont parmi tes semblables.

Les gens du monde au moins sont plus traitables.

Ils sont railleurs ; les autres sont méchants.

Crains les sifflets, mais crains les malfaisants.

Crois-moi, renonce à la cagoterie ;

Mène uniment une plus noble vie ;

Rougissant moins, sois moins embarrassé.

Que ton cou tors, désormais redressé,

Sur son pivot garde un juste équilibre.

Lève les yeux, parle en citoyen libre :

Sois franc, sois simple ; et, sans affecter rien,

Essaye un peu d’être un homme de bien.

Le mécréant alors n’osa répondre.

J’étais sincère, il se sentait confondre.

Il soupira d’un air sanctifié ;

Puis détournant son oeil humilié,

Courbant en voûte une part de l’échine,

Et du menton se battant la poitrine,

D’un pied cagneux il alla chez Fanchon

Pour lui parler de la religion.

Numéro
$7561


Année
1766

Auteur
Voltaire



Références

Satiriques du dix-huitième siècle, p.90-93