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Le Pain mollet

Le pain mollet
On connaissait le pain mollet
Un siècle avant l’abbé Nollet1  ;
On l’appelait pain à la reine.
Médicis notre souveraine,
L’ayant trouvé fort de son goût,
En faisait son premier ragoût ;
Ainsi fit la cour et la ville.
Chacun pensait faire un bon chyle,
Et le tout se passa sans bruit
Jusqu’en six cent soixante-huit,
Que les boulangers de Gonesse,
Ennemis nés du pain mollet,
En vertu de leur droit d’aînesse,
Voyant que ce goût prévalait,
Par une mauvaise finesse
Le dénoncent au Parlement
Comme un dangereux aliment.
Lors les pères de la patrie,
Réfléchissant sur leur santé,
Somment la docte faculté
De déclarer sans flatterie
Ce qu’on doit penser de la mie
Que mâchent depuis soixante ans
Ceux mêmes qui n’ont point de dents ;
Ne peut-elle pas s’être aigrie
Et, par de secrets accidents,
Avoir troublé l’économie
De leurs bénins tempéraments ?
Vous connaissez les poisons lents
Qui minent sourdement la vie ;
Chacun pour ou contre parie.
La faculté de tous les temps
Eut des Astrucs et des tyrans ;
Guy Patin en était despote ;
(Je tiens de bon lieu l’anecdote) :
Il soutint que la mort volait
Sur les ailes du pain mollet.
Mais Perrault, son antagoniste,
Dit tout haut : Je suis pain-molliste,
Messieurs, et je vous soutiendrai
Que vous l’avez bien digéré.
Patin reprend : Mais la levure,
Et celle de Flandre surtout,
Ce ferment d’une bière impure
Est un germe de pourriture
Contraire à l’humaine nature.
Quel démon a soufflé le goût
De cette invention moderne ?
Moderne ! interrompit Perrault,
Votre mémoire est en défaut ;
Apprenez qu’au canton de Berne
On en fit du temps d’Holopherne,
Mais ne recherchons pas si haut
De la levure l’origine :
Je vous la montrerais dans Pline ;
Je vois bien que maître Patin
Sait mieux le grec que le latin.
Patin fait un saut en arrière
Et pour la levure de bière
Chacun des deux docteurs est prêt
De prendre l’autre à la crinière.
La cour à leur ardeur guerrière
Met le holà par un arrêt :
Défendons d’acheter ni vendre
Levure ni levain de Flandre ;
Condamnons les contrevenants
En l’amende de cinq cents francs.
Depuis ce temps, en conséquence,
C’est-à-dire depuis cent ans,
Dans la capitale de France
Il entre levains défendus
Chacun an pour vingt mille écus ;
Et de janvier jusqu’en décembre
Licenciés et bacheliers
Et présidents et conseillers
Des Enquêtes, de la Grand'Chambre,
En prenant du café au lait,
Rendent hommage au pain mollet2 .

  • 1L’abbé Jean‑Antoine Nollet (1700‑1770), célèbre physicien français, membre de l’Académie des sciences. — Son nom n’est ici que pour la rime. (R
  • 2Au mois d’avril 1765, six commissaires nommés par la Faculté de médecine s’étaient prononcés contre l’inoculation, qui provoquait alors de vives controverses. C’est ce qui inspira la pièce ci‑dessus. « L’apôtre de l’inoculation, M. de La Condamine, écrit Grimm, n’a pas cru devoir se taire sur le mémoire des six fripons. Il a retracé en vers l’histoire de la querelle sur le pain mollet qui partagea tous les esprits, il y a cent ans. Le pain mollet ne fit fortune dans Paris qu’après avoir été défendu par arrêt du Parlement. On peut se flatter que la Faculté don­nera incessamment un décret contre l’inoculation et que l’auguste sénat de nos seigneurs de Parlement, sur les con­clusions de maître Omer Joly de Fleury, la proscrira absolument. C’est alors que tout le monde se fera inoculer en France. » (Correspondance littéraire.)

Numéro
$1228


Année
1765




Références

Raunié, VIII,37-40