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A propos d’un souper chez la duchessse de Berry

A propos d’un souper chez la duchesse de Berry
Savez-vous, divine princesse,
Que ce souper qu’a donné Votre Altesse1 ,
Repas si grand, si somptueux,
Contre Comus2 a révolté les dieux ?
Que Jupiter, jaloux d’une si belle fête,
A ce dieu des festins a fait laver la tête ?
Qu’il a chargé Momus de l’opération,
Au grand contentement de ce maître bouffon ?
Or voici la turlupinade
Qu’il a faite à son camarade :
« Monsieur Comus, il est honteux
Que vous traitiez si mal les dieux.
Ignorant en fait de mangeaille,
Vous ne leur servez rien qui vaille.
Tous leurs repas sont au niveau
De celui qu’a chanté Boileau3 ;
A cela près que leur pitance
Est beaucoup moindre en abondance.
Les ragoûts que vous leur donnez
Sont la plupart empoisonnés :
Toujours quelque plat d’ambroisie
Qui jamais ne les rassasie.
On mange mieux sur deux tréteaux
A l’auberge des Sept-Moineaux.
En maître d’hôtel sans scrupule,
Sans doute vous ferrez la mule ;
Si vous ne changez à la fin,
Les Immortels mourront de faim.
Chez une charmante princesse,
Abondance et délicatesse
Gisent dans leur plus grand éclat :
Étudiez là quelque plat ;
On en fait tous les jours de reste
Dignes de la table céleste :
Des filets minces d’aloyau,
Des gendarmes au jus de veau,
Petits dindons aux ciboulettes,
Et des anchois en allumettes,
Poulets de grain, mets excellent,
Cuits derrière le pot cassant,
Pigeons au soleil, chose exquise,
Des côtelettes en surprise.
Aux Immortels a-t-on jamais
Servi le moindre de ces mets ?
Vous devriez mourir de honte.
Mais, Comus, faites votre compte
Que le foudroyant Jupiter
M’a chargé de vous exhorter,
Ou vous commander, pour mieux dire,
A peine d’encourir son ire,
D’apprendre à faire des pâtés,
Tous les mets ci-dessus cotés
Ceux que l’on invente sans cesse,
Pour la table de la princesse ;
Et de ne bouger nuit et jour
Des cuisines du Luxembourg,
Que vous ne soyez grec en sauces.
Sus donc, partez, tirez vos chausses
Sans quoi le grand maître des dieux
Pour jamais vous bannit des cieux
D’où vous irez dans les guinguettes
Présider aux festins qu’on donne aux grisettes. »
A ce discours, le dieu Comus
Répondit en riant au cynique Momus :
« Toujours avec plaisir vous vous chargez d’un ordre
Qui vous fournit matière à mordre
Mais, pour faire cesser vos bizarres propos,
Je ne vous dirai que deux mots :
Sans sujet, sans raison, les dieux me font la guerre ;
C’est votre esprit noir et malin
Qui leur a soufflé ce dessein.
Je ne m’en embarrasse guère
Et dès ce soir je descends sur la terre.
J’irai loger au Luxembourg,
Palais enchanté, le séjour
D’une divinité mortelle,
Bienfaisante, jeune et belle ;
Charmé de ses rares vertus,
Sans regrets je quitte pour elle
Junon, Pallas et Venus.
Adieu. Je vais chez la princesse
Présider aux repas qu’elle donne sans cesse.
Quant à l’emploi d’apprendre à faire des ragoûts,
C’est un emploi digne de vous. »

  • 1« Lundi 28 février, Mme la duchesse de Berry donna une fête à M. et à Mme de Lorraine qui fut d’une magnificence extraordinaire, et il y eut un ordre admirable. Il y avait une table pour les dames de cent vingt‑cinq couverts, et d’autres tables pour autant d’hommes au moins. Il y eut grande musique avant le souper. Le palais du Luxembourg, en dedans comme en dehors, était fort illuminé et on n’a point vu de fête plus superbe et mieux ordonnée » (Journal de Dangeau.) (R)
  • 2Dieu des festins et de la joie, d’après la Mythologie (R)
  • 3Allusion à la satire III, le Repas ridicule, où, suivant le mot de Voltaire, « Boileau parle d’un fort mauvais repas en très beaux vers. » (R)

Numéro
$0288


Année
1718




Références

Raunié, III,43-47