

Le Bourbier
Pour tous rimeurs, habitants du Parnasse,
De par Phoebus il est plus d’une place ;
Les rangs n’y sont confondus comme ici,
Et c’est raison : ferait beau voir aussi,
Le fade auteur d’un sonnet ridicule
Sur même lit couché près de Catulle ;
Ou bien La Motte ayant l’honneur du pas
Sur le harpeur1, ami de Mecenas :
Trop bien Phoebus sait de sa république
Régler les rangs et l’ordre hiérarchique ;
Et dispensant honneur et dignité,
Donne à chacun ce qu’il a mérité.
Au haut du mont sont fontaines d’eau pure,
Riants jardins, non tels qu’à Châtillon
En a planté l’ami de Crébillon2,
Et dont l’art seul a fourni la parure.
Ce sont jardins ornés par la nature,
Ce sont lauriers, orangers toujours verts.
Là séjournez, gentils faiseurs de vers.
Anacréon, Virgile, Horace, Homère
(vous qu’à genoux le bon Dacier révère3)
D’un beau laurier y couronnent leur front.
Un peu plus bas sur le penchant du mont,
Est le séjour de ces esprits timides,
De la raison partisans insipides,
Qui, composés dans leurs vers languissants,
A leur lecteur font haïr le bon sens.
À donc, amis, si quand ferez voyage
Vous abordez la poétique plage,
Et que La Motte ayez désir de voir,
Retenez bien qu’illec est son manoir.
Là ses consorts ont leurs têtes ornées
De quelques fleurs presque en naissant fanées ;
D’un sol aride incultes nourrissons,
Et digne prix de leurs maigres chansons ;
Cettui pays n’est pays de Cocagne.
Il est enfin au pied de la montagne,
Un bourbier noir, d’infecte profondeur,
Qui fait sentir sa mal plaisante odeur
À un chacun fors à la troupe impure
Qui va nageant dans ce fleuve d’ordure.
Et qui sont-ils ces rimeurs diffamés ?
Pas ne prétends que par moi soient nommés.
Mais quand verrez chansonniers, faiseurs d’odes4,
Rauques corneurs5 de leurs vers incommodes,
Peintres, abbés, brocanteurs, jetonniers,
D’un vil café superbes casaniers,
Où tous les jours, contre Rome et la Grèce,
De maldisants se tient bureau d’adresse6,
Direz alors, en voyant tel gibier :
Ceci paraît citoyen du bourbier.
De ces grimauds la croupissante race
En cettui lac incessamment croasse
Contre tous ceux qui, d’un vol assuré,
Sont parvenus au haut du mont sacré.
En ce seul point cettui peuple s’accorde,
Et va cherchant la fange la plus ordre,
Pour en noircir les menins7 d’Hélicon,
Et polluer le trône d’Apollon.
C’est vainement, car cet impur nuage
Que contre Homère, en son aveugle rage,
La gent moderne assemblait avec art,
A retombé sur le poète Houdart :
Houdart, ami de la troupe aquatique,
Et de leurs vers approbateur unique,
Comme est aussi le tiers état auteur
Dudit Houdart unique admirateur :
Houdart enfin, qui dans un coin du Pinde,
Loin du sommet où Pindart se guinde,
Non loin du lac est assis, ce dit-on,
Tout au-dessus de l’abbé Terrasson.
Numéro $1529
Année 1715
Auteur Voltaire
Description
71 vers
Notes
Les notes sont empruntées à l'édition des Oeuvres complètes.
Références
Clairambault, F.Fr.12695, p.415-18 - Maurepas, F.Fr.12628, p.23-25 - F.Fr.9352, f°191r-192v - Arsenal 3131, p.257-61 - Nouvelles littéraires, 6 avril 1715 - Voltariana, p.270-76 - Voltaire Oeuvres complètes, Oeuvres de 1707-1722 IB, p.233-44
Mots Clefs République des lettres, satire contre Houdar de la Motte