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Le père Nicodème et Jeannot

           Le père Nicodème et Jeannot

 

                     Le père Nicodème

Jeannot, souviens-toi bien que la philosophie

Est un démon d’enfer à qui l’on sacrifie.

Archimède autrefois gâta le genre humain ;

Newton dans notre temps fut un franc libertin ;

Locke a plus corrompu de femmes et de filles

Que Law à l’hôpital n’a conduit de familles.

Tout chrétien qui raisonne a le cerveau blessé :

Bénissons les mortels qui n’ont jamais pensé.

O bienheureux Larcher, Viret, Cogé, Nonotte !

Que de tous vos écrits la pesanteur dévote

Toujours pour mon esprit eut de charmes puissants !

Le péché n’est, dit-on, que l’abus du bon sens ;

Et, de peur de l’abus, vous bannissez l’usage.

Ah ! fuyons saintement le danger d’être sage.

Pour faire ton salut, ne pense point, Jeannot ;

Abrutis bien ton âme, et fais voeu d’être un sot.

 

                             Jeannot

Je sens de vos discours l’influence bénigne ;

Je bâille, et de vos soins je me crois déjà digne.

J’ai toujours remarqué que l’esprit rend malin.

Vous vous ressouvenez du bon curé Fantin,

Qui, prêchant, confessant les dames de Versailles,

Caressait tour à tour et volait ses ouailles1  ;

Ce cher monsieur Billard et son ami Grisel2 ,

Grands porteurs de cilice et chanteurs de missel,

Qui prenaient notre argent pour mettre en oeuvres pies :

Tous ces gens-là, mon père, étaient de grands génies !

 

                     Le père Nicodème

Mon fils, n’en doute pas, ils ont philosophé ;

Et soudain leur esprit, par le diable échauffé,

Brûla de tous les feux de la concupiscence.

Dans les bosquets d’Éden l’arbre de la science

Portait un fruit de mort et de corruption ;

Notre bon père en eut une indigestion :

Pour lui bien conserver sa fragile innocence,

Il eût fallu planter l’arbre de l’ignorance.

 

                             Jeannot

C’est bien dit : mais souffrez que Jeannot l’hébété

Propose avec respect une difficulté.

De tous les écrivains dont la pesante plume

Barbouilla sans penser tous les mois un volume,

Le plus ignare en grec, en français, en latin,

C’est notre ami Fréron de Quimper-Corentin.

Sa grosse âme pourtant dans le vice est plongée ;

De cent mortels poisons Belzébut l’a rongée.

Je conclurais de là, si j’osais raisonner,

Que le pauvre d’esprit peut encor se damner.

 

                     Le père Nicodème

Oui, mais c’est quand ce pauvre ose se croire riche ;

C’est quand du bel esprit un lourd pédant s’entiche ;

Quand le démon d’orgueil et celui de la faim

Saisissent à la gorge un maudit écrivain :

Le déloyal alors est possédé du diable.

Chez tout sot bel esprit le vice est incurable ;

Il va trouver enfin, pour prix de ses travers,

Desfontaine et Chausson dans le fond des enfers.

Au pur sein d’Abraham il eût volé peut-être,

Si dans son humble état il eût su se connaître ;

Mais il fut réprouvé sitôt qu’il entreprit

D’allier la sottise avec le bel esprit.

Autrefois un hibou, formé par la nature

Pour fuir l’astre du jour au fond de sa masure,

Lassé de sa retraite, eut le projet hardi

De voir comment est fait le soleil à midi.

Il pria, de son antre, une aigle sa voisine

De daigner le conduire à la sphère divine,

D’où le blond Apollon de ses rayons dorés

Perce les vastes cieux par lui seul éclairés.

L’aigle au milieu des airs le porta sur ses ailes ;

Mais bientôt, ébloui des clartés immortelles,

Dont l’éclat n’est pas fait pour ses débiles yeux,

Le mangeur de souris tomba du haut des cieux.

Les oiseaux, accourus à ses plaintes funèbres,

Dévorèrent soudain le courrier des ténèbres.

Profite de sa faute ; et, tapi dans ton trou,

Fuis le jour à jamais en fidèle hibou.

 

                             Jeannot

On a beau se soumettre à fermer la paupière,

On voudrait quelquefois voir un peu de lumière.

J’entends dire en tous lieux que le monde est instruit,

Qu’avec saint Loyola le mensonge s’enfuit ;

Qu’Aranda dans l’Espagne, éclairant les fidèles,

A l’inquisition vient de rogner les ailes.

Chez les Italiens les yeux se sont ouverts ;

Une auguste cité, souveraine des mers,

Des filets de Barjone a rompu quelques mailles.

Le souverain chéri qui naquit dans Versailles

Annula, m’a-t-on dit, ces billets si fameux

Que les morts aux enfers emportaient avec eux.

Avec discrétion la sage Tolérance

D’une éternelle paix nous permet l’espérance.

D’abord, avec effroi, j’entendais ces discours ;

Mais, par cent mille voix répétés tous les jours,

Ils réveillent enfin mon âme appesantie ;

Et j’ai de raisonner la plus terrible envie.

 

                     Le père Nicodème

Ah ! te voilà perdu. Jeannot n’est plus à moi.

Tous les coeurs sont gâtés... l’esprit bannit la foi !

L’esprit s’étend partout... O divine bêtise !

Versez tous vos pavots ; soutenez mon église.

A quel saint recourir dans cette extrémité ?

O mon fils ! cher enfant de la Stupidité,

Quel ennemi t’arrache au doux sein de ta mère ?

On te l’a dit cent fois, malheur à qui s’éclaire !

Ne va point contrister les coeurs des gens de bien.

Courage, allons, rends-toi ; lis le Journal chrétien.

De Jean-George, crois-moi, lis le discours sublime :

C’est pour ton mal qui presse un excellent régime.

Tu peux guérir encore. Oui, Paris dans ses murs

Voit encor, grâce à Dieu, des esprits lourds, obscurs,

D’arguments rebattus déterminés copistes,

Tout farcis de lambeaux des premiers jansénistes.

Jette-toi dans leurs bras ; dévore leurs leçons :

Apprends d’eux à donner des mots pour des raisons.

Fais des phrases, Jeannot ; ma douleur t’en conjure :

Par ce palliatif adoucis ta blessure.

Ne sois point philosophe.

 

                             Jeannot

Ah ! vous percez mon coeur.

Allons, ne voyons goutte, et chérissons l’erreur.

C’est vous qui le voulez. Mais quel fruit tirerai-je

De demeurer un sot au sortir du collège ?

 

                     Le père Nicodème

Jeannot, je te promets un bon canonicat :

Et peut-être à ton tour deviendras-tu prélat.

  • 1Fantin, curé de Versailles, fameux directeur qui séduisait ses dévotes, et qui fut saisi volant une bourse de cent louis à un mourant qu’il confessait: il n’était pourtant pas philosophe.
  • 2Billard, financier et dévot de profession, avait fait une banqueroute considérable. Le petit peuple du quartier Saint-Eustache, qui le voyait communier souvent et aller tous les jours à plusieurs messes, s’empressait de lui porter son argent, et en fut la dupe. Le parlement en fit justice, et le condamna au pilori. M. l’abbé Grisel, son directeur, fameux par des aventures de testaments, etc., fut impliqué dans l’affaire ; mais il n’y eut point de preuves juridiques contre lui.

Numéro
$7719


Année
1771 ?

Auteur
Voltaire



Références

Satiriques du dix-huitième siècle, p.104-08


Notes

Toutes les notes sont reprises de l'édition de 1771 et sont donc le fait de Voltaire.