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Les deux siècles

                   Les Deux siècles

Siècle où je vis briller un un suivi d’un quatre,

Siècle où l’on sut écrire aussi bien que combattre,

D’où vient qu’à nos plaisirs a succédé l’ennui ?

Ressemblons-nous du moins au Romain d’aujourd’hui,

Qui, fier dans l’indigence et grand dans ses misères,

Vante, en tendant la main, les trésors de ses pères ?

Non ; d’un plus noble orgueil notre esprit est blessé :

Nous croyons valoir mieux que le bon temps passé.

La sagesse en nos jours a sur nous tant d’empire

Que nous avons perdu la faculté de rire.

C’est dommage ; autrefois Molière était plaisant ;

Il sut nous égayer, mais en nous instruisant.

Le comique pleureur aujourd’hui veut séduire,

Et sans nous amuser renonce à nous instruire.

Que je plains un Français quand il est sans gaîté !

Loin de son élément le pauvre homme est jeté.

Je n’aime point Thalie alors que sur la scène

Elle prend gauchement l’habit de Melpomène.

Ces deux charmantes soeurs ont bien changé de ton :

Hors de son caractère on ne fait rien de bon.

Molière en rit là-bas, et Racine en soupire.

Il ne peut supporter l’insipide délire

De tous ces plats romans mis en vers boursouflés,

Apostrophes aux dieux, lieux communs ampoulés,

Maximes sans raison, noeuds d’intrigues bizarres,

Et la scène française en proie à des barbares.

 Tant mieux, dit un rêveur soi-disant financier,

Qui gouverne l’État du haut de son grenier ;

La chute des beaux-arts est un bien pour la France :

Des revenus du roi ma main tient la balance.

Je verrai des impôts les Français affranchis ;

Vous ennuyez l’État, et moi je l’enrichis.

J’ai su fertiliser la terre avec ma plume ;

J’ai fait contre Colbert un excellent volume.

Le public n’en sait rien ; mais la postérité

M’attend pour me conduire à l’immortalité :

Et, pour prix des calculs où mon esprit se tue,

Je veux avec Jean-Jacque avoir une statue1 .

 Taisez-vous, lui répond un philosophe altier,

Et ne vous vantez plus de votre obscur métier.

Vous gouvernez l’État ! quelle triste manie

Peut dans ce cercle étroit captiver un génie ?

Prenez un plus haut vol: gouvernez l’univers ;

Prouvez-nous que les monts sont formés par les mers ;

Jetez les Apennins dans l’abîme de l’onde ;

Descendez par un trou dans le centre du monde.

Pour bien connaître l’âme et nos sens inégaux,

Allez des Patagons disséquer les cerveaux ;

Et, tandis que Nedham a créé des anguilles,

Courez chez les Lapons, et ramenez des filles.

Voilà comme on s’illustre en ce siècle profond.

De la nature enfin mes yeux ont vu le fond.

Que Dieu parle à son gré, qu’à sa voix tout s’arrange :

Ce trait a ses beautés : moi je parle, et tout change.

Va, ne t’amuse plus aux finances du roi,

Viens-t’en créer un monde, et sois dieu comme moi.

A ces discours brillants, saisi d’un saint scrupule,

L’archidiacre Trublet s’épouvante et recule ;

Et, pour charmer la cour, qui s’y connaît si bien,

Avec un récollet fait le Journal chrétien.

Les voilà tous les deux qui, commentant Moïse,

Pour quinze sous par mois sont l’appui de l’Église.

Ils travaillent longtemps : leur libraire conclut

Qu’il va mourir de faim, mais qu’il fait son salut.

Un autre fou paraît, suivi de sa sorcière ;

Il veut réduire au gland l’Académie entière.

 Renoncez aux cités, venez au fond des bois,

Mortels ; vivez contents sans secours et sans lois ;

Ou, si vous persistez dans l’abus effroyable

De goûter les plaisirs d’un être sociable,

A mes soins vigilants osez vous confier :

Je fais d’un gentilhomme un garçon menuisier.

Ma Julie, avec moi perdant son pucelage,

Accouche d’un foetus, et n’en est que plus sage.

Rien n’est mal, rien n’est bien ; je mets tout de niveau.

Je marie au dauphin la fille du bourreau :

Les Petites-Maisons, où toujours j’étudie,

Valent bien la Sorbonne et sa théologie. 

Ainsi sur le Pont-Neuf, parmi les charlatans,

L’échappé de Genève ameute les passants,

Grimpé sur les tréteaux qui jadis dans Athène

Avaient servi de loge au chien de Diogène.

Si la philosophie a pris ce noble essor,

L’histoire sous nos mains va s’embellir encor.

Des riens, approfondis dans un long répertoire,

Sans éclairer l’esprit surchargent la mémoire.

Allons, poudreux valets d’insolents imprimeurs,

Petits abbés crottés, faméliques auteurs,

Ressassez-moi Pétau, copiez-moi du Gange ;

De tous nos vieux écrits compilez le mélange.

Servez d’antiques mets, sous des noms empruntés,

A l’appétit mourant des lecteurs dégoûtés.

Mais surtout écrivez en prose poétique ;

Dans un style ampoulé parlez-moi de physique ;

Donnez du gigantesque ; étourdissez les sots.

Si vous ne pensez pas, créez de nouveaux mots ;

Et que votre jargon, digne en tout de notre âge,

Nous fasse de Racine oublier le langage.

Jadis en sa volière un riche curieux

Rassembla des oiseaux le peuple harmonieux ;

Le chantre de la nuit, le serin, la fauvette,

De leurs sons enchanteurs égayaient sa retraite :

Il eut soin d’écarter les lézards et les rats.

Ils n’osaient approcher : ce temps ne dura pas.

Un nouveau maître vint. Ses gens se négligèrent ;

La volière tomba ; les rats s’en emparèrent.

Ils dirent aux lézards :  Illustres compagnons,

Les oiseaux ne sont plus, et c’est nous qui régnons. 

  • 1On a déjà vu que Jean-Jacques Rousseau le Genevois s’avisa d’écrire, dans une lettre à M. l’archevêque de Paris, que l’Europe aurait dû lui élever une statue, à lui Jean-Jacques. (Note de Voltaire, 1771.)

Numéro
$7717


Année
1771 ?

Auteur
Voltaire



Références

Satiriques du dix-huitième sièle, p.99-103