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Dialogue entre le dix-neuvième et le vingtième siècle

Dialogue entre le dix-neuvième et le vingtième siècle,

au moment où le premier va expirer

et le second commencer1

 

                     Le vingtième siècle

Vous allez donc rentrer dans le temple des âges,

Théâtre de l’histoire, où les fous et les sages,

Les princes de la terre ou la honte ou l’amour,

Savoir, esprit, sottise, arrivent tour à tour.

Glorieux héritier d’un siècle de lumière,

Enrichi des travaux d’une longue carrière,

Vous m’allez déployer vos immenses trésors.

Voyons. Déjà mon cœur s’ouvre aux plus doux transports,

Songeant qu’avec les biens de nos aïeux illustres,

Avec ceux par vous-même entassés dans vingt lustres,

Je recueille aujourd’hui, siècle trop fortuné,

Tous ceux que dans vos mains fit passer votre aîné :

Votre aîné qui s’est dit le plus grand de nos frères,

Qui seul…

 

                     Le dix-neuvième siècle

            Quant à ceux-là, je n’en rapporte guères.

Vous savez que le temps qui marche sur nos pas,

Dévore avec ardeur ce qui ne nous plaît pas :

Il a fait dans ma course une immense curée.

 

                     Le vingtième siècle

Je le crois. Mais sans doute, à sa dent acérée,

Vous n’avez point livré les écrits immortels

Des subtils d’Alemberts, des légers Marmontels ?

 

                 Le dix-neuvième siècle

On en parlait encore en ma première enfance.

Par la sottise encor, condamnés au silence,

Le bon sens avait fui, le bon goût enchaîné

Sur son autel sans feu restait abandonné.

Je rallumai son feu. La sottise effarée

S’indigna, mais en vain, de s’en voir éclairée.

Bientôt tout disparut, et prôneurs et prônés.

Le temps, prompt à les joindre à tant d’autres morts-nés,

Effaça tous les traits de leur gloire éphémère.

Quel plaisir de lui voir dévorer Bélisaire,

Et cette prose en vers des sublimes Incas,

Bien payés du libraire, et qu’il ne vendit pas,

Et ce long abrégé de la froide Pharsale,

Et ces contes moraux sans grâce et sans morale,

Et cette poésie, et ces fades chansons

Que Grétry réchauffa de ses lyriques sons,

Vaudevilles d’un jour dont le Pont-Neuf se joue,

Et tous ces vers glacés que le cœur désavoue,

Et de Quinault enfin, si cher aux tendres cœurs,

Les opéras refaits pour l’effroi des chanteurs !

 

                     Le vingtième siècle

Notre frère, entre nous, de ces rares merveilles

Nous a souvent ici rebattu les oreilles,

Mais, comme on le connaît bavard et fastueux,

Je me méfiais fort de ses discours pompeux

Je n’ose cependant, je ne puis même croire

Que le grand d’Alembert, ce flambeau de sa gloire,

Qui seul, réglant chez lui le rang des beaux esprits,

Assurait au mérite et son lustre et son prix,

Vrai père fatouto de son…

Ne fut point, en effet, un sublime génie.

 

                 Le dix-neuvième siècle

Un génie ! Oh ! vraiment, pour que chacun le crut,

Sans le croire lui-même, il fit bien ce qu’il put.

Du bâton de l’intrigue étayant sa faiblesse,

D’une cabale ardente il ameuta l’ivresse.

Sa troupe, jusqu’aux cieux élevant son héros,

Crut l’y voir elle-même, et l’y fit voir aux sots.

Dès lors, ainsi du moins le racontait un sage

Qui l’avait vu lui-même au matin de son âge ;

Dès lors il eut le front de s’unir en chorus

A la voix du délire, à tous ses cris confus

Qui mettaient dans ses mains le sceptre du génie.

persifler ou fronder cette aveugle manie,

C’était armer soudain mille frelons ardents,

Insectes, il est vrai, mais insectes mordants

Qui, remplissant les airs, fermant tous les passages,

Sur votre astre naissant formaient d’épais nuages.

A ce burlesque Dieu lâchement indévot,

Fussiez-vous un Varron, vous n’étiez plus qu’un sot.

Ses prêtres, irrités d’une telle insolence,

S’élevaient en fureur, prêchant la tolérance.

Il n’était plus pour vous ni prix ni pension,

Héritage assuré des enfants de Sion ;

Enfin, sans ce mérite, un Virgile, un Horace

Sur le Pinde français n’auraient point eu de place.

A ce Pinde avili, si brillant autrefois,

Cet Apollon grotesque imposait seul des lois.

C’est là que, par son art, ses clameurs glapissantes,

De Racine et Boileau les ombres frémissantes,

Voyaient, au Louvre même, en leur place installé,

Plus d’un Pradon barbare, avec pompe étalé,

Moucheron bourdonnant, sorti dessous les herbes,

Auprès des Nivernois, au rang des Malesherbes,

Et croyant imposer, par l’éclat du fauteuil,

Au sifflet qui poursuit la sottise et l’orgueil.

Je vins, je lus d’abord ces essais didactiques,

Cet ennuyeux ramas de riens philosophiques,

Et ce discours calqué sur un savant burin,

Et Tacite, en lambeaux translaté de Guérin,

Et ces éloges secs, romans métaphysiques,

Où la froide antithèse, en refrains symétriques,

Venait, de phrase en phrase, arrangée au compas,

Des badauds ébaubis quêter les brouhahas.

Je n’y vis qu’un goût faux que le bon sens renie,

Un style sans couleur, sans feu, sans harmonie,

Nourri de froids bons mots avec prétention,

Que n’inspira jamais l’imagination.

J’arrachai ce vain nom du temple de mémoire.

Euclide quelque temps disputa pour sa gloire,

Mais La Grange parut, il fallut l’effacer,

Et loin de la connaître, on n’y doit plus penser.

 

                     Le vingtième siècle

Que je vous sais bon gré d’en avoir fait justice !

Sans doute votre goût ne fut pas plus propice

A ces petits roquets qu’on le vit caresser,

Qu’il encensait, dit-on, pour s’en faire encenser,

Et qui, du peuple même, excitaient la risée ?

Vous ne m’apportez rien de La Harpe ou *** ?

 

                 Le dix-neuvième siècle

Le second jusqu’à moi n’est pas même venu.

L’autre de même aussi me serait inconnu,

Si son nom, de mon temps, n’eût été synonyme

A pédant sans esprit, plein de sa propre estime.

Lorsqu’un plat Maevius, conspué, bafoué,

Dans un petit journal par lui-même loué,

De ses drames forcés admirateur unique,

Savourait à longs traits l’encens académique ;

Que de ses vers glacés, intrépide lecteur,

Il défiait l’ennui de son triste auditeur ;

Que, brûlant d’étaler sa ridicule ivresse,

Il osait affronter le grand jour de la presse,

S’épuisant pour lui-même en burlesques combats,

Athlète de sa gloire, effronté Marsyas,

Vantant sa force encor lorsqu’Apollon l’écharpe,

Le public indigné disait : c’est un La Harpe.

 

                     Le vingtième siècle

Le mot me semble heureux, je veux le conserver.

Sans doute un tel pédant n’est facile à trouver :

Mais enfin, si jamais j’en vois quelqu’un paraître,

Je sais son nom du moins, avant qu’il soit à naître.

Il est bon d’abaisser la sotte vanité,

Sûr de votre bon goût par sa sévérité,

Je vois bien qu’à ce titre il faut qu’on vous honore ;

Et ce n’est qu’en tremblant que je vous parle encore

Du petit ***, de l’empesé***,

Et de l’absurde ***, et du glaçant***,

Notre frère lui-même en a dit peu de chose.

 

                 Le dix-neuvième siècle

Je ne connais leurs noms, ni leurs vers, ni leur prose,

C’étaient les Saint-Amants, les Cotins, les Farets,

Les Cassaignes du temps ; c’est tout ce que j’en sais.

Mais, parmi les Cotins on comptait des Corneilles ;

Le Pinde s’honorait de leurs savantes veilles

Et parmi les ***, les ***, la ***.

Notre frère orgueilleux n’a vu que des Cotins.

 

                     Le vingtième siècle

Je m’en étais douté, mais la nuit la plus sombre

Enfante quelques feux qui percent dans son ombre ;

Rien n’a-t-il donc brillé dans son obscurité ?

 

                 Le dix-neuvième siècle

Il revêtait d’éclat la médiocrité,

Mais cet éclat, semblable à des vapeurs funèbres,

Loin de les dissiper augmentait les ténèbres.

 

                     Le vingtième siècle

Quoi ! vous traitez ainsi les Rousseaux, les Buffons ?

 

                 Le dix-neuvième siècle

Arrêtez, je respecte et chéris ces grands noms,

Ces talents immortels qui sont de tous les âges,

Et sur qui nul de nous n’étendra ses outrages.

Mais en vain notre frère oserait s’en vanter,

Tandis qu’ardent lui-même à les persécuter,

Aux traits de l’imposture il a livré leur vie,

Qu’il n’a point réclamé contre la basse envie

De ces ***, fiers de les abaisser,

Et dont le sot orgueil croyait les éclipser.

C’est à moi qu’appartient leur gloire enfin connue

A moi qui, les plaçant à leur vrai point de vue,

Dans un ciel épuré de leurs feux embelli,

Ai refermé sous eux le gouffre de l’oubli.

 

                     Le vingtième siècle

Qui l’avait donc ouvert ce gouffre où tout s’entasse ?

 

                 Le dix-neuvième siècle

Ma main, pour y plonger ces tyrans du Parnasse.

Oui, le temps à ma voix, d’un bras victorieux,

Y courut enchaîner ces Titans odieux,

Ces Titans qui, sans moi, dans leur burlesque audace,

Auraient surpris des Dieux et le rang et la place,

Et ces Dieux, par mes soins, dans les cieux rétablis,

Planent sur leurs tombeaux dans la poudre engloutis.

 

                     Le vingtième siècle

Vous parlez en poète, et vous chargez peut-être.

 

                 Le dix-neuvième siècle

Je peins ce que j’ai fait.

 

                     Le vingtième siècle

                      Mais quoi qu’il en puisse être,

Oppresseur de génie, enivré de pédants,

Notre frère, avouez-le, a vu de grands talents ;

Et j’aime à croire aussi, du moins il en fait gloire,

Que de grandes vertus orneront son histoire.

Il nous a tant parlé d’un règne fortuné

Qui, dans son crépuscule, à son œil étonné,

A déployé les feux de la plus belle aurore…

 

                 Le dix-neuvième siècle

Ces feux, quand je parus, étaient plus vifs encore.

Oui, sur ces beaux esprits, notre frère abusé,

Sur ce bon roi du moins n’en a point imposé.

J’en fus frappé moi-même, entrant dans ma carrière,

J’avançai d’un pas sûr à sa douce lumière.

Dont l’éclat embellit tout le cours de mes ans.

Protecteur des vertus, digne ami des talents,

Il s’éclairait encor du flambeau des vrais sages,

Dont les soins, de son règne écartant les orages,

Par le bonheur public ont consacré ses lois,

Et l’ont rendu l’exemple et la gloire des rois,

 

                     Le vingtième siècle

Je tiens mon frère heureux, et de l’avoir vu naître,

Et, malgré ses erreurs, d’avoir su le connaître.

Par ce trait, de nous tous il aurait triomphé,

Si de ses vains pédants il s’était moins coiffé.

 

                 Le dix-neuvième siècle

Les pédants sont noyés, et le bon seul surnage.

 

                     Le vingtième siècle

Si vous m’avez dit vrai, ce n’est pas grand dommage.

Mais minuit sonne ; adieu : puissé-je, en mes cent ans,

Donner la chasse aux sots, comme vous aux pédants !

  • 1* Ouvrage trouvé dans la Bibliothèque de Constantinople, parmi les manuscrits du célèbre et mal célébré Voltaire.

Numéro
$6649


Auteur
Rivarol



Références

Satiriques des dix-huitième et dix-neuvième siècles, p.190-98