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Dialogue de Pégase et Clément

         Dialogue de Pégase et de Clément

 

                              Clément

Qu’est-ce donc ? dès l’aurore on assiège ma porte !

On ne peut à son aise, en ce triste univers,

Composer savamment de la prose ou des vers !

C’est quelque auteur, je gage.

 

                              Pégase

                                 A peu près, que t’importe ?

 

                              Clément

S’avisa-t-on jamais de venir si matin ?

Les instants me sont chers ; laisse-moi, je te prie ;

J’éprouve en ce moment les douceurs de la vie,

Et j’écris, avec goût, du mal de mon prochain.

Va t’en ; je n’ouvre pas.

 

                              Pégase

                                     L’ami, je suis Pégase

Mon voyage à Ferney m’a donné de l’humeur :

Ouvre ; nous médirons du vieux agriculteur.

 

                              Clément

Nous médirons ? attends que j’achève ma phrase.

Comme te voilà fait ?... Par quel sort inhumain ?…

 

                              Pégase

Sais-tu bien qu’entraîné dans ma course immortelle,

J’ai fait, depuis Homère, un terrible chemin ?

Allons, héberge-moi : je te serai fidèle,

Je mordrai les passants, j’adopterai tes goûts,

Me cabrant, regimbant, ombrageux et jaloux,

Pour mieux te ressembler et te prouver mon zèle.

 

                              Clément

Il parle avec esprit ! Tu ne voles donc plus ?

 

                              Pégase

Mais je vais quelquefois à petites journées.

J’ai vécu, mon très cher, quatre à cinq mille années ;

De vieillesse et d’ennui j’ai les jarrets perclus.

Apollon a souvent changé mes destinées.

Si je crois ce qu’on dit, Méduse m’enfanta.

Je fis de mes talons jaillir une fontaine ;

Bellérophon sur moi courut la prétentaine ;

Pour battre la Chimère, au diable il m’emporta ;

Je me nourris longtemps des gazons d’Hypocrène ;

Comme un franc étourdi, Pindare me monta.

(Votre Rousseau depuis imita ses caprices)

Multipliant sous lui mes écarts vagabonds,

Sur la cime des rocs, au bord des précipices,

Je m’élançais alors et par sauts et par bonds.

Moschus, Anacréon, pleins d’adresse et de grâce,

Me remirent au pas ; escorté par les jeux,

En bon épicurien, je vivais avec eux,

Et je paissais les fleurs qui parfumaient leur trace.

L’amante de Phaon venait chaque matin

M’offrir, en souriant, des roses dans sa main.

Sophocle m’exerça par ses courses hardies ;

Euripide, moins fort, n’en eut pas moins d’ardeur.

Eschyle échevelé me remplit de terreur ;

Nous paraissions tous deux poussés par les furies.

J’abandonnai la Grèce au bruit du nom romain.

Je fus légèrement manégé par Horace ;

Ovide m’égara dans le plus doux chemin ;

Lucrèce indépendant m’inspira son audace ;

Juvénal me soumit avec un bras d’airain ;

Par Virgile aguerri, je bronchai sous le Stace,

Et je voyais de loin arriver mon déclin.

Longtemps on me crut mort ; craignant la barbarie,

J’avais paisiblement regagné l’écurie ;

Le Dante, avec humeur, vint m’en tirer soudain,

L’œil morne et ténébreux, conforme à son génie,

Regrettant les vallons de l’antique Ausonie,

En croupe je portai le spectre d’Ugolin,

Peintre de l’enjouement, honneur de l’Italie ;

L’Arioste accourut avec un front serein ;

J’adoptai l’Hippogriffe, enfant de sa folie,

Et bientôt je livrai mon dos et mon destin

Au chantre intéressant de la tendre Herminie…

Tous ces cavaliers-là m’avaient mené grand train ;

J’avais l’oreille basse et les ailes traînantes ;

Il fallut réparer mes forces languissantes ;

Mais sur les bords français je reparus enfin.

Malherbe, parmi vous, ennoblit mon allure ;

De la palme lyrique il ombragea mon front.

Je jetai Chapelain au bas du double mont ;

En embrassant Gombault, il roula sur Voiture.

Molière prit leur place, et me fit détaler ;

La Fontaine indulgent et plein de bonhomie,

Guidé par la nature et par ma fantaisie,

Me suivit, sans mot dire, où je voulus aller.

La houssine à la main, Boileau, grave et sévère,

Châtia de mon vol l’aisance irrégulière ;

Je ne pus avec lui faire un pas sans trembler ;

Je l’estimais beaucoup, mais je ne l’aimais guère.

Corneille vint à moi : son fier et noble aspect,

Sans trop m’effaroucher, m’imprima du respect :

De son bras vigoureux je ressentis l’atteinte ;

Il me fit pénétrer dans le palais des rois :

Tous mes crins se dressaient aux accents de sa voix,

Et tant qu’il m’a conduit, j’ai méconnu la crainte ;

Il me brusquait parfois, c’était assez son ton ;

Il fallut nous quitter, et j’acquis sous Racine,

Des mouvements plus doux, une bouche plus fine.

Dans des sentiers sanglants, je suivis Crébillon :

Quoiqu’il fût violent, j’aimais son caractère ;

Il dédaignait les lieux frayés par d’autres pas,

Et, malheureusement, j’étais déjà bien las,

Quand il fallut encore galoper sous Voltaire.

 

                              Clément

Celui-là, par exemple a dû te rudoyer.

 

                              Pégase

Mais, non : s’il m’en souvient, il eut la main légère ;

Je le vis autrefois, ferme dans l’étrier,

Courant bride abattue, et malgré ma colère,

Il faut que j’en convienne, il est bon écuyer.

 

                              Clément

La rage de louer aujourd’hui te domine,

Vieux Pégase, sois vrai ; c’est à coups d’éperon

Qu’il te forçait d’aller, quand, sur ta maigre échine,

Il nous est apparu dans le sacré vallon,

Lorsque tu voiturais sa dolente Nanine,

Son mugissant Oreste et son froid Cicéron,

Et le triste Orphelin, soi-disant de la Chine,

Eriphile, Zulime, et Pandore, et Samson.

O cheval illettré, ton mauvais goût m’irrite !

Quoi ! sur Voltaire encor tu n’es pas éclairé ?

Sa jeune Sophonisbe, en un jour décrépite,

Et ses Guèbres transis ne t’ont pas déferré ?

Vas traîner, si tu peux, en dépit de l’envie,

Le char mal attelé de ses sots triumvirs,

Et ce lourd taureau blanc, fruit de ses vieux loisirs,

Et ce bûcher mesquin, vrai tombeau d’Olympie.

 

                              Pégase

Vas, l’injustice perce et lui rend tous ses droits.

Je devrais t’envoyer le prix de ta tirade ;

Mais je veux bien encor t’épargner cette fois.

Cite, cite du moins Brutus, la Henriade,

Cet immortel tableau du meilleur de nos rois ;

Cite ce Mahomet, monument du génie,

Où la force du style est jointe à l’harmonie,

Dont le vaste intérêt, et l’époque, et les mœurs,

Dont le coloris mâle, et la pompe énergique,

Transmettent à grands traits aux yeux des spectateurs,

La sombre majesté de Melpomène antique.

De ta fureur burlesque interrompant le cours,

Rappelle-toi Tancrède, et Mérope, et Zaïre,

L’aimable Adélaïde, et Vendôme, et Nemours,

Les sauvages vertus de la sensible Alzire,

Tous ces écrits charmants, dictés par les amours,

Que l’on revoit cent fois, que cent fois on veut lire,

Qu’un peuple délicat ne cesse d’adorer,

Que tu saurais chérir, si tu savais pleurer :

Ouvre, insigne menteur, ces annales brillantes,

Où chaque nation contemple ses erreurs ;

Ses tyrans, ses fléaux, surtout ses bienfaiteurs,

Où Rome reconnaît ses brigues insolentes ;

Où la philosophie, avec légèreté,

Des attentats des sots venge l’humanité,

Frappe indistinctement d’un joyeux anathème

Les moines, les abbés, les papes, les catins,

Insulte aux oppresseurs de vous autres humains,

Et montre à l’univers la liberté qu’il aime.

Pour détremper ton fiel, jette, jette les yeux

Sur les riens enchanteurs, délices de vos belles,

De l’enjouement français restes si précieux,

Toujours accumulés, sans peser sur mes ailes.

 

                              Clément

Bavard impitoyabIe, as-tu bientôt fini

Ce long panégyrique aussi plat que toi-même ?

Apprends que, devant moi, l’éloge est un blasphème.

Tremble ! ton sot babil sera bientôt puni,

Et je t’attends, barbare, à ma lettre septième.

 

                              Clément

Fort bien, applaudis-toi d’un fatras ténébreux,

Où tu voudrais flétrir ce qu’au Pinde on renomme,

Libelle scholastique, où tu crois, malheureux !

Qu’il importe au bon goût d’insulter un grand homme.

Va, va, contre Nestor Thersite eut beau crier ;

On ne l’écouta pas (je l’ai lu dans Homère) :

Ton destin est le même, et ta sotte colère,

Que le chardon nourrit, n’atteint point au laurier.

 

                              Clément

C’est trop ! de mon courroux je ne suis plus le maître ;

Mon encre… mes crayons… tu sauras qui je suis.

Il parle de laurier ! devant moi !.… Je frémis…

A moi, Moutard, à moi ! viens me venger d’un traître.

 

                              Pégase

O pédant ! plus fougueux et plus rétif que moi !

Je rougis que vers toi l’humeur m’ait pu conduire.

Je retourne à Ferney demander de l’emploi,

Et me purger de l’air qu’en ces lieux on respire :

La justice et l’honneur m’en imposent la loi.

L’asile de Voltaire est encor mon empire ;

Je le vois : son nom seul te cause un juste effroi ;

Rampe et siffle à ses pieds… Adieu, je me retire.

Subalterne Zoïle, Aristarque sans foi,

Tu me dégoûterais même de la satire,

Et les chevaux ailés ne sont pas faits pour toi.

Numéro
$7563


Année
1773

Auteur
Dorat



Références

Poésis satyriques, t.II, p. 47-54 - Satiriques du dix-huitième siècle, p.177-84 - Satiriques des dix-huitième et dix-neuvième siècles, p.303-08