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La Noblesse militaire

La noblesse militaire1
Que tu sais bien, grand Roi, couronner tes projets !
Terrible à tes rivaux et cher à tes sujets,
Tu ramènes la paix sur ton char de victoire.
Que manquait-il encore à tes vœux, à ta gloire ?
D'illustrer à jamais des héros citoyens
Nés dans le rang obscur de simples plébeiens,
D'attacher à leur sang ignoré dans sa source
Des honneurs dont l'éclat le suivît dans sa course ;
De défendre à la mort, de défendre à l'oubli
De toucher au laurier sur leur front ennobli.
Guerriers, ne craignez plus que le temps vous arrache
Le prix qu'à vos efforts un Roi sensible attache :
Ce prix inaltérable ainsi qu'illimité
Est marqué du vrai sceau de l'immortalité.
La noblesse est ce prix ; tout périt, tout succombe,
Le marbre est mutilé, l'airain se brise et tombe ;
Par l'orgueil élevés, ces monuments pompeux,
Ouvrage des humains, sont fragiles comme eux.
Mais la noblesse seule, à chaque instant nouvelle,
Renaît de ses débris, plus auguste et plus belle,
Et d'un éclat plus pur ornée en vieillissant,
Toujours son dernier âge est le plus florissant.
C'est un souffle divin qui, passant dans une âme,
De l'amour de la gloire y fait naître la flamme,
Soutient, élève un cœur par le sort abattu,
Et fait avec le sang circuler la vertu.
Pareille à ces rayons dont la chaleur féconde
Épure la matière et ranime le monde.
Le devoir, il est vrai, sans ce mobile heureux,
Fait d'un Francais obscur un guerrier généreux ;
Il puise la valeur dans les yeux de son maître :
Pour former des héros, Louis n'a qu'à paraître.
Son fils, digne héritier de toutes ses vertus,
Va du sang d'un Auguste engendrer des Titus ;
Mais si jamais ce trône éprouvait quelque orage,
Alors de ces guerriers, ton immortel ouvrage,
Les nobles rejetons, prêts à se réunir,
Reproduiraient ton règne aux siècles à venir.
Quel plus sublime accord des desseins les plus vastes
Pouvait de ce beau règne éterniser les fastes ?
A l'immortalité quel plus noble chemin
Que ces héros créés d'un seul trait de ta main !
Les biens multipliés que ce bien seul renferme
A nos yeux étonnés n'ont ni ombre ni terme.
C'est peu que d'enflammer de l'amour de leur Roi
Ceux que le ciel fait vivre ou naître sous ta loi ;
Image de ce Dieu dont tu tiens la puissance,
Des siècles reculés tu franchis la distance,
Tu sembles pénétrer dans la nuit du chaos ;
Tu dis à l'avenir : Enfante des héros ;
Et, tel que l'aigle altier échauffe dans son aire
Des germes destinés à porter le tonnerre,
Pour former des guerriers ta puissante bonté
Dispose cet empire à la fécondité.
Ils naîtront ces guerriers ! en ouvrant la paupière,
Je les vois de l'honneur contempler la carrière ;
Le zèle et le devoir, dans leurs cœurs imprimés,
Annoncent le beau sang dont ils sont animés.
La gloire est leur instinct, et l'active nature
Devance en eux les ans et prévient la culture.
Ainsi leurs premiers pas, leurs premiers sentiments
Seront de tes bienfaits les premiers mouvements.
Défenseurs de l'État, leur grandeur et la sienne
Ne seront qu'un rayon émané de la tienne.
Délices de ton siècle et des siècles futurs,
Goûte avec nous longtemps des jours calmes et purs ;
Quand on fait des heureux on est digne de l'être.
Cultive de tes mains les fruits que tu fais naître,
Et que la terre envie en admirant ta loi
Un tel maître à son peuple, un tel peuple à son Roi.

  • 1 — « Le Roi, par un édit célèbre qui rendra son règne mémorable aux siècles à venir, fonde et établit une noblesse militaire, acquise de droit non seulement par ceux qui seront parvenus au grade d’officiers généraux dans ses troupes, mais aussi à ceux qui le serviront au moins en qualité de capitaines, et dont le père et l’aïeul l’auront servi dans la même qualité patre et avo militibus… C’est à Louis XV que le militaire français aura désormais l’obligation de jouir de tous les droits et exemptions des nobles, et que ses enfants qui le mériteront devront la noblesse qui leur est accordée par cette loi immortelle ». (Journal historique, 1er novembre 1750.) Barbier remarque, à ce propos, que « cet écrit est fort bien dressé On voit, ajoute-t-il, qu’il part de M. le comte d’Argenson, ministre de la guerre, homme de qualité et de très ancienne noblesse militaire ». — L’épître est de Marmontel : le futur historiographe de France, déjà connu par un poème en l’honneur du Roi que l’Académie avait couronné, ne devait pas manquer de célébrer un des actes les plus sages du règne de Louis XV. (R)

Numéro
$1083


Année
1750

Auteur
Marmontel



Références

Raunié, VII,171-74 - F.Fr.10478, f°534r-535r