Considérations des notables de la halle
Considérations des notables de la halle sur les affaires du temps1
Les notables ont fini !
Comm'i zont fait leux capables !
Leux sacré brouillamini
Nous rendait ben plus misérables :
Mais leur complot est f…
Ils s'en r'tournent la pelle au c…
Jean Lefort
Ils n'voulont pas du tiers état
Parce qu'il est l'soutien du trône,
Leux fallait de l'aristocrat
Et que l'Roi leur mît la couronne :
Mais leur complot est f…
Ils s'en r'tournent la pelle au c…
Madame Saumon
Les grands n'voulont rien payer
Parce qui zont ruin la France
Faut ben suer, ben travailler
Pour engraisser leux Excellences ;
Pour eux j'faisons v'nir le pain .
Et pour nous i font v'nir la faim.
Jean Mannequin
Nos seigneux les calotins
Aux curés laissont l'service ;
Et c'n'est que cheux leux catins
Que ces biaux prélats font l'office.
J'n'osons trouver tout ça mauvais,
De peur d'être damnés à jamais.
Fanchon Chopine
C'te noblesse et c'clergé,
Ça n'fait qu'un, ça tire ensemble ;
Mais c'est si ben arrangé
Que ça fait deux quand bon leux semble ;
Ça leux doube les moyens ;
On sait qu'deux corps ont quatre mains.
Prêt à boire
Pour nos seigneurs les robins,
Leux z'ecrits n'sont que des grimoires,
C'est la robe aux jacobins,
Qu'est moquié blanche et moquié noire.
I'zont leux oui et leux nons,
A cel fin d'mieux plumer l'dindon.
Madame Lelarge
J'pouvons ty nourrir tout ça ?
Si l'État fait banqueroute,
Faut ben que ces deux ordes-là
Payent leur part ou que l'aze les f…
J'les ferons porter zà leux taux
A nos grands États généraux.
Tendre-Son
C'est là que le meilleux des rois
Connaîtra ce que vaut la France.
J'aurons de la règle et des lois,
On saura sur queux pieds qu'on danse.
Un bon père et d'bons enfants
Se chériront, seront contents.
Les Notables, en chorus.
Après qu'j'ons vu tant gruger
Les Brienne et les Calonne,
Un brave et sage étranger
Souquient l'État comme eune colonne.
Necker change le mal en bien,
Et pour tant d'peine i ne prend rien.
- 1Les notables avaient été assemblés par M. Necker pour fixer la manière dont on devrait convoquer les États généraux (M.) — Necker, qui n’avait pas voulu prendre sur lui de trancher les diverses questions que soulevait la convocation des États généraux, essaya de s’en remettre au jugement d’une nouvelle assemblée de notables, convoquée à cet effet et qui se réunit le 6 décembre. Mais leurs avis furent si peu en harmonie avec les tendances de l’immense majorité de la nation qu’il ne fut point possible d’en tenir compte. « Les notables vont se séparer, lit on dans la Correspondance secrète, le 11 décembre, et il ne sera rien résulté de leur assemblée, si ce n’est la preuve que les temps d’héroïsme sont passés et ont fait place au temps d’égoïsme. » Le libraire Hardy écrivait, en citant cette pièce dans son Journal : « Je ne suis pas peu surpris de trouver encore au Palais, chez les marchands de nouveautés, une chanson qui s’y débitait gravée et imprimée en taille douce, telle qu’on va la trouver ici transcrite. » La chanson était accompagnée d’une lettre d’envoi à M. Necker, directeur des finances, également en style poissard, et ainsi conçue : « Monsieur, j’ons la valicence d’vous envoyer zune chanson d’notre cru ousque vous verrez c’que pensent sur les affaires d’État et sur votre compte c’qu’y a de mieux sus la halle, sans mépriser personne. Chacun y voulait mettre son mot, pour faire vot' éloge, mais ça n’finissait pas et quatte forts de cheux nous n’aurions pas pu porter tout ça. Çà a causd un petit diffdrent sus l’carrieau de la halle, mais ça na pat eu de suite ; ils n’ont zu qu’cinq ou six douzaines d’œils pochés, et l’on z’est convenu à l’amiable que not’hommage vous serait adressé rien que par huit notables de cheux nous au nom de tout l’reste. Chacun voulait vous envoyer du poisson et du frit mais j’leux ont ben dit que vous n’preniez rien, ben au contraire, puisque sans vous je/n’aurions ni pain ni maille et que vous ne dormiais non pu que rien à cette fin que je n’crevions pas tertous de faim. Les cœurs de toute une nation sont un biau cadeau, ca flatte pus zun honnête homme comm' vous, monsieur, que d’biaux presents, on za tout ça pour de l’argent, mais pour de la gloire ça ne s’achette pas. « Voilà zen quatte mots c’que j’pensons de vous et je n’sommes pas les seuls. Je n’vous applons pas monseigneux, quoiqu’ça vous soit ben du, vous nous l’pardonneriez, mais je n’aimons pas c’mot là. Je n’avons parmi les grands qu’eun ami qu’on zappelle Monsieur ; vla pourquoi j’aimons mieux vous appeler de même, c’est zun honneur que j’croyons vous faire, dont j’sommes avec ben du respect et encore pus d’amiquié et de reconnaissance, Monsieux, vos petits serviteurs, les ceux du peuple et de la halle de Paris. » (R) - Dans sa séance du 5 décembre, le Parlement délibérant, toutes chambres assemblées, sur la situation actuelle de la nation, arrêta qu’il y avait lieu de présenter au Roi de très humbles et très respectueuses supplications pour l’inviter à convoquer les États généraux, selon les formes aristocratiques qui avaient présidé à ceux de 1614. Cette décision lui fit perdre en un instant toute sa popularité et d’Espresmenil, auquel on attribuait la rédaction de l’arrêt, se vit en butte aux plus amères railleries. « Pour adoucir les inquiétudes et les angoisses des magistrats, notait Hardy, quelques citoyens du nombre de ceux qui se montraient attachés à l’ancienne constitution de la monarchie avaient composé et faisaient circuler tout imprimée la chanson que l’on va lire. » (R)
Raunié, X,307-11 - F.Fr.13653, p.520-22