Les mauvais critiques
Les mauvais critiques
Ami, si, comme toi, j’avais le don de plaire,
Si, marchant sur les pas de Gresset, de Voltaire,
J’espérais voir mon nom, par la gloire emporté,
Sur son aile voler à l’immortalité,
Oui, loin de m’écarter des routes du Parnasse,
Je pourrais sur ce mont envier quelque place,
Et d’un espoir flatteur justement enivré,
Former des vœux ardents pour ce but désiré.
Mais que d’écueils, hélas ! s’offrent sur mon passage,
La tempête menace et je crains le naufrage.
Car sans parler ici des ennuis, des dégoûts
Réservés chaque jour à ce peuple de fous,
Entraînés par l’esprit de cabale et de brigue,
Et fiers d’un grain d’encens allumé par l’intrigue,
Je vais peindre en ces vers qu’enfante mon dépit,
Sur combien de dangers un rimeur s’assoupit.
Sous ces bosquets riants où l’ombre de Catulle
Pour chanter la beauté, les grâces, les amours,
Et Vénus à l’hymen préparant d’heureux jours,
Dans ces lieux si vantés où l’on croit voir Ovide
Du fond de ce tombeau que la mort trop avide
Ouvrit à ses regrets en de lointains pays
Soupirer des accents répétés par Bernis,
N’a-t-on pas vu jadis la téméraire envie
Couvrir de son poison les palmes du génie ?
Maevius aiguisant ses satiriques traits
Contre Maron naissant signalait ses excès.
Baevius avili déprimait un grand homme.
Eh bien ! cher D***, si de l’antique Rome
Les fastes ont transmis ces exemples divers,
Des rimeurs d’aujourd’hui juge tous les travers.
Peins-toi, peins-toi C***1 sur son triste pupitre,
Griffonnant avec peine une mauvaise épître :
Le front chargé d’ennuis, l’œil inquiet, hagard,
Il lance sur sa plume un farouche regard
Et rendant le papier martyr de sa colère
Veut prouver de sang-froid qu’il faut brûler V.***2
Par son âne inspiré, vois aussi P.***3
Frotter son cerveau creux pour trouver un bon mot ;
Décriant nos auteurs en style méthodique,
Il détache contr’eux sa feuille narcotique ;
Lui qui, censeur fameux, dès l’âge de vingt ans,
Livrait la guerre au goût, au génie, au bon sens !
Et tant d’autres Cotins féconds en impostures,
Débitant tous les mois des volumes d’injures.
Vas-tu me dire encor ? « Pour fruit de ses écrits
Qu’il est doux de se voir au rang des beaux-esprits,
Partager les honneurs que l’on rend au mérite !
A ce prix ne peut-on mépriser un Thersite,
Un Midas impudent, Apollon journalier,
Sans honte fabriquant un poème grossier,
Farci de ces beaux vers dont le succès peut-être
Conduira son Pégase aux portes de Bicêtre ? »
J’en conviendrai pourtant, la gloire a ses appas ;
Mais que sert de vivre au-delà du trépas ?
A l’immortalité l’homme a tort de prétendre,
La postérité seule honorera sa cendre
Et tel est de nos jours l’étrange aveuglement,
Cet avenir enflamme un poète naissant :
Alors si, n’écoutant qu’un mouvement d’ivresse,
Il va cueillir des fleurs sur les bords du Permesse,
Soudain mille serpents gonflés d’un noir venin,
Viennent tous à l’envi l’imprimer sur sa main,
Tandis qu’un ver rampant sourdement s’achemine
Et pour flétrir la rose attaque sa racine.
Dans mon réduit paisible aujourd’hui retiré,
Je hasarde un écrit à la presse livré,
Bientôt Martin S***4 jaloux de son office,
Va décrier mon nom dans sa grande notice,
Et fier d’être paré des dépouilles d’autrui,
Me chercher sur le Pinde une place après lui.
Ce pygmée arrogant, Zoïle famélique,
Tirant ses revenus de son fonds de critique,
Sans trop examiner si mon ouvrage est bon,
Transforme par instinct mon laurier en chardon.
Que puis-je faire, ami, pour venger mon injure ?
Faudra-t-il donc qu’usant des droits de la nature,
Armé d’un triple fouet, dans le sacré vallon
J’aille pour en chasser ce vil aliboron ?
Je me garderai bien d’irriter sa boutade ;
L’âne même en fuyant lâche encor sa ruade.
Supposons cependant que, vanté par S***5 ,
En tremblant je compose un ouvrage nouveau,
Craignant à chaque vers la satire implacable
Et des Frérons bâtards la plume infatigable,
Déjà les C***6 , gagés pour bien mentir,
Dans un dédale obscur d’où je ne puis sortir,
M’entraînant malgré moi par une phrase énorme,
Eux qui, deux fois le mois, sous une double forme,
Dans les efforts peinés d’un dur accouchement
Pour l’effroi des lecteurs produisent sourdement
Ces extraits avortons que la presse indignée
Accumule à regret durant toute une année.
L***, grand auteur dont V***7 prit soin,
Journaliste par goût et rimeur par besoin,
Se mutine et se piète en sa petite sphère,
Croit se faire un rempart d’un écrit éphémère
Et la férule en main, prenant un ton pédant,
Des meilleurs écrivains veut être le régent,
Prétend leur démontrer que la langue ignorée
Dans ses volumes seuls peut paraître épurée
Et qu’on aspire en vain à se faire n beau nom
Si l’on ne sait par cœur tout T***8 .
Ces fameux écrivains, censeurs atrabilaires,
Sur le Pinde aujourd’hui sont autant d’adversaires
Qu’il faut à chaque instant combattre et terrasser.
Qu’on le tente, aussitôt pour les mieux renforcer
Un groupe d’envieux se traînant sur leur trace
Les invoque à grands cris et vient prendre leur place.
Ô toi, qui fus l’honneur du siècle de Louis,
Toi qui couvris Cotin des plus justes mépris,
Boileau, viens m’enflammer du feu de ton génie,
Et renais, s’il se peut, pour confondre l’Envie !
Ah ! ton ombre a dû voir, du fond de son tombeau,
De la saine raison éteignant le flambeau,
Un amas d’auteurs nains attaquer de grands hommes.
L’exemple en est fréquent dans le siècle où nous sommes.
De l’idole du jour adorateur zélé,
Aussi lourd prosateur que poète ampoulé,
Le fabuliste A***9 pense glaner sans peine
Dans le champ moissonné par le bon La Fontaine,
Et, précepteur galant, pour l’éclipser un jour,
Aux genoux de Psyché conduit aussi l’amour.
Sans cesse tourmenté par sa noire sybille
Et l’estomac chargé des vapeurs de sa bile,
G***10 , au nom de Dieu qu’il invoque en ses vers,
En pieux Don Quichotte attaqua ces pervers
Dont les écrits savants à ses yeux sont un crime.
Il faut le voir, ami, dans sa verve sublime
Chasser le grand Arouet des bords de l’Hélicon
Et prendre ses lauriers pour en parer F.***11 .
Peut-être qu’indigné contre tous ces critiques,
Je pourrais leur lancer quelques traits satiriques,
Et de noires couleurs surcharger mes tableaux,
Mais de nouveaux portraits s’offrent à mes pinceaux.
L’un, amant des Laïs, pilier de leurs toilettes,
Vassal très complaisant auprès de ces coquettes,
Quand ces Dames d’un livre assurent le succès,
Brûle de l’annoncer et déjà vole exprès
En des cercles brillants prôner un personnage
Qui soudain se rengorge et croit d’un bon ouvrage
Enrichir notre siècle, ami des nouveautés.
L’autre, dans un écrit parsemé de beautés,
Ne voit que des défauts, s’emporte, se récrie,
Craint de rencontrer même un seul trait de génie,
Et blâmant d’une phrase, et la grâce et le tour,
Contre l’auteur réveille un ancien calembour.
L’inconséquent Damon jadis dans les coulisses,
Jappant ses petits vers en l’honneur des actrices,
Las d’y placer toujours, rangés en espalier,
Les roses, le lilas, le myrte et le laurier,
Ennuyé de monter dans le char de l’Aurore,
De mettre mille amours à la suite de Flore,
Dans un écrit mordant blâmé de tout Paris,
En vantant l’amitié, déchire ses amis.
À quoi bon, diras-tu, sur pareille matière
Exercer à plaisir ta muse trop sévère ?
Si ton siècle est fertile en écrivains méchants,
Veux-tu, nouveau Boileau, médire à leurs dépens ?
Dieu sait combien d’écrits fabriqués par l’injure
Feront pleuvoir sur toi la haine et l’imposture !
Laisse là ces auteurs distiller tout leur fiel :
Le prêtre, tu le sais, veut vivre de l’autel.
Ce n’est point que je blâme un auteur satirique :
À peindre nos travers, je veux bien qu’on s’applique.
Mais non, comme ce fou, comme ce furieux,
Qui pour coudre une rime à ses vers bilieux
Tire de sa cervelle une fausse pensée,
S’applaudit de la voir bien ou mal enchâssée,
Sûr de ne pas déplaire à des esprits méchants
Qu’il amuse en dépit du goût et du bon sens.
Quand L***12 croyant opérer des merveilles,
Élèvera Racine au mépris des Corneilles,
Quand N***, C***, S*** et S***
Oseront dénigrer et Voltaire et Buffon,
Alors, certes, alors je louerai le critique
Qui leur décochera quelque trait satirique.
Qu’ils sifflent P***, C*** et P***13 ,
Que S***14 dans leurs vers ait un brevet de sot,
Le public y consent : qu’aurait-il à leur dire ?
La pure vérité les eût forcés d’écrire.
Mais pourquoi verrait-on nos plus grands écrivains,
Honnis et décriés dans leurs écrits malins ?
Le mérite tout bas se rit de leur colère :
Voltaire, en dépit d’eux, sera toujours Voltaire.
J’entends déjà d’ici les reproches sanglants
Que s’adressent entr’eux leurs zélés partisans.
« Frémissons, disent-ils, quoi ! tous tant que nous sommes,
verrons-nous, sans rougir, attaquer ces grands hommes ?
Si Perrault, de son temps, eut des admirateurs,
Si Cotin, si Pradon trouvèrent des lecteurs,
D’un novice écrivain les plus parfaits modèles,
Les doctes S***15 , les profonds L***16 ,
Grands appréciateurs et de prose et de vers,
Seraient chez Mérigot à la merci des vers ?
Bien fou qui le croirait, qu’aucun rimeur n’en doute,
De l’immortalité tous deux s’ouvrent la route.
Écrivains révérés chez nos derniers neveux,
Sur le Pinde ils iront s’asseoir tout glorieux,
Et l’on se souviendra dans cent ans, on l’assure,
Des trois siècles fameux de la littérature. »
Eh ! de grâce, Messieurs, veut-on leur refuser
Le droit commun d’écrire ? Ils en peuvent user.
Ce droit leur appartient, et dans plus d’une épître
S***17 en les louant fera valoir leur titre,
Quand, pour le renforcer, un marmot d’écolier,
Consumera sans fruit son encre et son papier.
La voilà donc, ami, cette noble carrière
Où tu crois qu’ébloui d’un rayon de lumière
Dont l’éclat pourrait luire autour de mon tombeau
Je dois courir encor quelque danger nouveau.
L’aspect le plus riant du monde littéraire
Jamais de mon projet ne pourra me distraire,
En vain m’offrirais-tu de flatteuses erreurs,
Mes yeux se sont fermés sur ces dehors trompeurs.
Elle règne aujourd’hui cette étrange manie
D’étouffer à plaisir les germes du génie,
Le Permesse est bordé de reptiles mordants,
Et faute d’un Cotin, l’on trouve vingt C***18 .
Que, payant du mépris le plus sensible outrage,
Je livre mes écrits à leur jalouse rage,
Et que bravant les coups d’un envieux destin,
Je ne laisse entrevoir qu’un front calme et serein,
Eh bien ! si je dédaigne une troupe insolente,
Si malgré moi je montre une âme indifférente,
R*** tout dégoûtant de ses sales écrits,
D’un satirique ouvrage inondera Paris.
Ainsi l’hydre autrefois par Hercule abattue,
Sans cesse renaissante affrontait sa massue.
Sur le Parnasse, ami, cours, vole, j’y consens.
Jaloux d’honneurs tardifs, place-toi sur les rangs,
Étonne l’univers par le fruit de tes veilles,
Qu’il conserve pour toi le laurier des Corneilles.
Pour moi, toujours content de mon obscurité,
Jouissant des douceurs de ma tranquillité
Je ne veux point briguer une gloire stérile.
Athlète désormais à ta voix indocile,
Je quitte le combat, je m’y sens résolu.
J’aurais trop à rougir si j’en sortais vaincu.
- 1Jean-Marie Bernard Clément ?
- 2Voltaire
- 3Palissot, en raison de l’âne de La Dunciade, mais aussi de la récente publication du premier volume de sa « feuille », Le Journal français, le 15 janvier 1777
- 4Charles Sautreau de Marsy, dont l’Almanach des muses, comporte des « notices » controversées.
- 5Sautreau, toujours.
- 6Castilhon, Jean et Jean-Louis, qui dirigent le Journal des sciences et des beaux-arts.
- 7La Harpe, dont les Œuvres, en 6 vol., paraissent en 1778 chez Pissot / Voltaire.
- 8Timoléon, tragédie en 5 actes et en vers de La Harpe, représentée pour la première fois le 1er août 1764.
- 9Aubert, Jean-Louis, auteur de Fables et œuvres diverses, rééditées chez Moutard en 1774, qui contiennent, entre autres, un « Poème de Psyché »
- 10Gilbert, Nicolas-Joseph-Laurent, auteur du Dix-huitième Siècle (1775), « Satire à M. Fréron »
- 11Fréron
- 12La Harpe encore, auteur d’un Éloge de Racine (1772)
- 13Patouillet ? / Clément ? / Palissot ?
- 14Sélis ?
- 15Antoine Sabatier de Castres,, auteur des Trois Siècles de la littérature française (1772)
- 16La Beaumelle ?
- 17 Nicolas-Joseph Sélis, Épîtres en vers sur différents sujets (1776)]
- 18Clément ?
CSPL, VI, 217-224
Je remercie tout particulièrement Olivier Ferret qui a bien voulu découvrir des noms sous les innombrables étoiles dont le texte est parsemé. Toutes les attributions signalées en notes sont de son fait.