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Le Salve de M. Chauvelin

 Le Salve de M. Chauvelin
Dans un revers fatal que je n’ai pu prévoir
Chacun loin de moi se retire.
Je me vois un objet dans le sombre manoir
Où personne ne me vient dire
Salve

Mon malheur n’est-il pas extrême ?
Tout se soulève contre moi,
Le marchand, le peuple, le roi,
Les prélats, les princes et même
Regina mater

Pressé des outrages du sort
Et dans les dernières misères,
J’invoque maintenant la mort
Et tous les secours de la mère
Misericordiae

Quel moyen d’échapper à la rigueur des lois ?
La fortune m’est si rebelle
Que personne aujourd’hui n’entreprend ma querelle
Et je me vois trahi par ceux de qui j’étais
Vita dulcedo et spes

J’entendrais contre moi tout le monde gronder,
Le peuple jusqu’au Ciel pousser sa doléance,
Le marchand aux abois crier partout vengeance
Et tous venir me demander
Nostra

L’horreur de mes forfaits a troublé ma cervelle.
Je pense à tous moments qu’on vient m’exécuter.
Il me semble déjà être dessus l’échelle
Et d’ouïr le peuple chanter
Salve

Puisqu’il n’est plus pour moi de salut ni de port,
Qu’à tous les maux je suis en butte
Et que de tous côtés le sort me persécute
O triste, mais pour moi trop agréable mort
Ad te clamamus

Je mérite, il est vrai, justement le trépas
Et mon corps au public doit servir de victime.
Je ne connais que trop la grandeur de mon crime.
Pour ne jamais faillir, il faudrait, n’est-ce pas
Exsules filii Evae

Quasi pour te fléchir dans le mal qui me presse
Il suffit, grand monarque, et que ce fût assez,
Que de pleurs répandus, que de sanglots poussés
J’espérais, puisque sans cesse
Ad te suspiramus, gementes et flentes

A de tristes regrets mon cœur est employé
Je n’ai dans la bouche autre chose,
Ni nuit, ni jour je ne repose
Et je crois que bientôt on me verra noyé
in hac lacrimarum valle

Trop funestes honneurs, trop fatale puissance,
Pour vous je me vois dans les fers ;
Vous êtes l’instrument de ce cruel revers
Et pour vous je crierai peut-être à la potence
Eia

Mais à voler comme je fis
A mettre des impôts et dépouiller la France
A la ruiner par tant d’édits
Je n’ai pas de ma mort tiré la conséquence
Ergo

Je pourrais me flatter peut-être
Dans ma disgrâce et mon malheur
Si vous, reine de paix, modèle de douceur,
Auprès du roi voulez être
advocata nostra

S’il me restait quelqu’espérance
Dans ce triste et funeste sort
De pouvoir attirer sur moi votre clémence
Je crierais avec effort
illos tuos misericordes oculos ad nos converte

J’emploierais pour vous fléchir
Toute sorte de stratagème
Mais je sais bien qu’aucun ne peut me réussir
Et je n’obtiendrais rien quand je prierais
fructum ventris tui

Puisque donc ici-bas chacun veut que je meure,
Grand Dieu, soyez sensible à tous mes tristes vœux
Écoutez les soupirs d’un mortel malheureux
Et veuillez me conduire à la ferme demeure.
nobis post hoc exilium ostende

Et vous, des criminels le refuge et l’asile,
Vous qu’on n’implore point en vain,
A qui toute chose est facile,
Soutenez-moi de votre main.
O clemens, o pia, o dulcis Virgo Maria !

Numéro
$4778


Année
1736




Références

Clairambault, F.Fr.12707, p.113-20 et 220-22 - Maurepas, F.Fr.12634, p.187-90 - F.Fr.13661, p.713-16 - F.Fr.13662, f°81r-82v -F.Fr.15148, p.175-81 -  Arsenal 3128, f°253r-254r - Bois-Jourdain, III, 21-24