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Requête des filles de Paris à Louis XV

Requête des filles de Paris à Louis XV1

Le jeune peuple féminin

À vos pieds, notre auguste maître,

Avec respect ose paraître,

Plein d’un courage masculin.

Nous sommes ici présentées

En qualité de députées

Des tristes filles de Paris

Pour émouvoir votre cœur tendre.

Vous plairait-il, Prince, d’entendre

Leurs justes plaintes et leurs cris ?

Sire, il n’est rien de comparable

Au sort cruel qui les accable.

Après les arrêts du visa,

Qui font vieillir dans les familles

Si grand nombre d’aimables filles,

Fautil encore qu’on ait la rage

De prendre sur notre partage

Un tribut odieux et cher,

Qui va rogner nos héritages

Destinés pour nos mariages2  ?

Quel noir suppôt de Lucifer

Pire que Law, sorti d’enfer,

Peut proposer un tel contrôle

En l’usage de la parole,

Tripler les frais chez le notaire,

À pauvre fille qui veut faire

Un saint usage de son corps ?

C’est un monstre détestable

Et qu’on peut appeler du diable

Le compagnon ou le recors.

Cette dépense étant si chère

Et condition si nécessaire,

C’est une source de débat ;

D’une affaire presque conclue

Ces frais vont retarder l’issue

Entre les passants de contrats

Dans un temps où l’argent est rare.

Sous ce prétexte un père avare,

A nous marier toujours lent,

Pourrait dans une autre année

Renvoyer notre hyménée,

Charmé de garder son argent.

L’état d’une fille nubile

Paraît long et bien difficile,

Nos beaux jours durent peu de temps.

Ayant donc perdu la richesse,

S’il nous faut perdre la jeunesse,

Adieu les plaisirs, les beaux ans.

Contre de telles injustices,

Sire, en vous offrant nos services,

Nous implorons votre secours ;

Par des motifs de conscience

Nous demandons prompte assistance,

Car notre mal croît tous les jours.

D’ailleurs, grand roi, ne vous déplaise,

En serez-vous moins à votre aise

Pour quelques millions de moins ?

Sans faire la petite bouche,

Votre seul intérêt nous touche

Bien plus que nos pressants besoins.

Sans nous que devient votre gloire ?

Il n’est ni combats, ni victoire

Sans officiers et sans soldats.

Or retarder les mariages

C’est retarder les avantages

Qui font la force des États.

Le nombre des sujets en France,

Fondement de votre puissance,

Va périr par un tel édit.

Pour fortifier ce mémoire

On peut emprunter de l’histoire

Plusieurs beaux traits qu’on y lit.

Chez le peuple qu’élut Dieu même,

C’était une infamie extrême

D’être épouse sans nul enfant.

Rome, la maîtresse du monde,

Donnait à la femme féconde

Des récompenses et des honneurs.

Est-ce entendre la politique

D’abolir un usage antique

Et salutaire aux bonnes mœurs ?

Quel renversement déplorable !

Par un arrêt si pitoyable

On sape l’État et vos lois ;

Loin de confirmer les usages

Favorables aux mariages

On les charge de nouveaux droits ;

Pour jouir du titre de mère

Il faut qu’une fille sévère

Achète ce droit chèrement.

Car fille de vertu moyenne

Peut sans payer aucune aubaine

Se donner ce titre aisément.

Mais pour nous, pauvres filles sages,

Qui, sous les lois de nos ménages,

Gardons tout du mieux notre honneur,

Si nous vous présentons requête

Elle est aussi juste qu’honnête,

Et rien n’y blesse la pudeur.

Écoutez donc, roi magnifique,

Le bon droit de notre supplique,

Pour être mère de famille

Quand le célibat nous déplaît

Sans qu’il faille payer les frais.

C’est la demande générale

De notre troupe virginale

Dont le nombre vous surprendrait.

Sire, vous en ririez, je gage,

Si vous saviez qu’il n’est point d’âge

Du plus jeune jusqu’au plus vieux,

Dans l’assemblée complaignante,

Qui n’ait d’une voix éclatante

Loué l’avis judicieux

De porter jusqu’à votre trône

Le chagrin que l’arrêt nous donne.

Sire, faites-le donc casser,

Ou daignez nous en dispenser.

  • 1Autre titre: Requête au roi par les filles de Paris pour l’exemption du contrôle de leurs contrats de mariage
  • 2Le contrôle des actes des notaires fut établi par tout le royaume, et même dans Paris, qui en avait toujours été excepté, en vertu d’une déclaration du 29 septembre. « Le tarif qui est par ordre alphabétique, écrit Marais, est un travail consommé d’un démon d’homme qui a prévu tous les cas et prévenu tous les expédients dont il rend l’art inutile. Il n’y a plus ni secrets dans les familles, ni sûreté, ni commerce, et personne ne veut plus faire des contrats parce qu’il en coûte des sommes considérables pour le contrôle. » Et Barbier nous apprend que « toutes les affaires sont arrêtées par là Il en coûte quelquefois jusqu’à trois mille livres pour un contrat de mariage. » Il fallut que cette mesure fût bien vexatoire et produisît un vif mécontentement, pour que le même auteur ne trouvât qu’un seul grief sérieux contre le cardinal Dubois, au moment de sa mort, celui « d’avoir souffert le contrôle des actes de notaire ». (R) En 1723 on avait établi le contrôle des actes de notaire qui était exorbitant. Ce qui donna lieu à cette prière ; il fut supprimé peu de temps après, mais aussi on augmenta le prix du papier timbré pour les actes des notaires seulement dont la feuille vaut dix sols. (F.Fr.12800)

Numéro
$0499


Année
1722




Références

Raunié IV, 140-44 - F.Fr.12800, p.165-99 - Lille BM, MS 63, p.162-69 - Lille BM, MS 66, p.162-69