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Le diable banquier

Le diable banquier
On dit que Lucifer, un jour fâché d’apprendre
Que les hommes toujours, à qui les veut entendre,
Se donnent pour honnêtes gens,
Crut les démons trop indulgents,
Et qu’assemblant ces pauvres diables
Comme traîtres et négligents,
De lèse-diablerie il les jugea coupables.
Déjà même, dit-on, le monarque était prêt
D’en prononcer et d’en signer l’arrêt,
Quand un démon prit la parole
Et dit : Seigneur, de l’un à l’autre pôle
J’ai parcouru le monde, et puis vous assurer
En conscience, et vous jurer
Qu’au moins sur un certain chapitre
Tous les honnêtes gens que Votre Majesté
Voit là-haut jaloux de ce titre,
N’ont ni vertu ni probité.
Faut-il vous en convaincre ? Allons, laissez-moi faire.
Il dit, et va se rendre on ne m’a pas dit où.
Il n’importe, le lieu ne fait rien à l’affaire ;
D’ailleurs il n’en est point sur tout cet hémisphère
Où l’amour de l’argent ne rende l’homme fou.
Ce fut par cet appât qu’à chacun à la ronde,
Promettant des trésors, le démon entreprit
De démasquer le cœur, de dévoiler l’esprit
Des prétendus honnêtes gens du monde.
Et que fit-il ? On va le voir.
Il afficha, publia, fit savoir
Qu’il avait découvert une lointaine plage,
En un mot, un nouveau et plus riche Pérou ;
Et pourvu qu’on fournît aux frais de l’abordage,
Chacun y gagnerait mille écus pour un sou.
Pour un sou mille écus ! On accourt, on s’empresse,
Sans penser si possible ou juste est la promesse ;
On s’y tue, et d’argent la caisse regorgea.
Alors, comme il voulut, le diable fit largesse,
A la ville, à la cour, et si bien partagea
Et la canaille et la noblesse,
Que grands seigneurs et que faquins
Vinrent également s’enrichir en coquins.
C’était usure, vol, éclatant brigandage ;
Le moindre petit clerc eût décidé le cas.
Mais quoi ! l’argent venait à tas.
L’un disait : Mon curé n’en fait point de scrupule ;
L’autre : Ce cas n’est point condamné par la bulle ;
D’autres gagnent ; pourquoi ne gagnerions-nous pas ?
Quel mal y trouve-t-on ? N’est-ce pas un commerce ?
Mais d’argent ; saint Thomas prouve que c’est un mal.
Bon ! ce sont beaux discours dont saint Thomais nous berce.
Quoi ! mon champ, ma maison, mon âne, mon cheval
N’est-il pas commerçable ? En quoi donc est l’offense ?
En quel lieu l’Écriture a-t-elle fait défense
De gagner tant qu’on peut quand on gagne aisément ?
Ce bien nous vient de Dieu, n’en doutez nullement ;
C’est le ciel qui pour nous a créé ce génie.
Quoi ! pour la moindre somme à son trésor fournie
A tous il donne le moyen
De faire emplettes sur emplettes ;
Cent gueux ont acheté châteaux, terres complètes,
Cent grands seigneurs payé leurs dettes ;
En carrosses dorés vont gredins et soubrettes.
Pourquoi chercher quel fonds peut produire ce bien ?
Dieu n’a-t-il pas lui-même ainsi tout fait de rien ?
Le diable, applaudissant ces beaux points de morale,
Se disait : Bon ! voilà de quoi remplir ma malle,
Et faire bien connaître au seigneur Lucifer
Tous ces honnêtes gens qui vont droit en enfer.
Mais ne craignait-il point qu’en donnant tant de sommes
Les répandant partout et ab hoc et ab hac,
Il ne vit un beau jour tarir le fond du sac ?
Non, ce diable malin connaissait bien les hommes.
Ceux qui gagnaient, pour regagner encor,
Lui reportaient leur argent et leur or.
Et de nouveaux profits la soif insatiable
Par ce reflux rendait au diable
Ce qu’il ôtait de son trésor
Mais quand il eut de quoi désabuser son maître,
Et le trésor et lui vinrent à disparaître.
Il prit, emporta tout, s’enfuit et laissa là
La nation qu’il dépouilla,
De toute part plus misérable,
Et d’autant plus inconsolable,
Que tout le bien acquis par l’intrigue du diable
Au diable s’en alla.

 

Numéro
$0396





Références

Raunié, III, 218-20 -
Clairambault, F.Fr.9352, f°35v-37v - Maurepas, F.Fr.12630, p.283-86 - F.Fr. 12697, p. 441-44 - F.Fr.12500, p.247-51 - Arsenal 2936, f°154-155 - BHVP, MS 555, f°43r-44v - Journal encyclopédique 1763, t., part. I, p.131 - Grenoble, BM, 587, f°4r-5r - Bois-Jourdain, I,303-05




Notes

Ces vers ont été faits sur l'agio du Mississipi (BHVP, MS 555) - Cette pièce a été composée du temps du système de M. Law. Nous ne croyons pas qu’elle ait jamais été rendue publique ; elle nous paraît cependant mériter de l’être. (Journal encyclopédique, 1763)