Midas. Allégorie de Rousseau
Midas
Allégorie de Rousseau
Du Dieu Plutus tâchez d’être chéri,
Des autres dieux vous serez favoris :
Le coup est sûr. Mais si l’impertinence
Par supplément se joint à la finance,
Malaisément tromperez-vous les yeux
Du genre humain, plus malin que les dieux ;
Car le brillant d’une fortune illustre
A vos défauts sert de phare et de lustre,
Et de ces dieux la faveur, entre nous,
N’est fort souvent qu’un piège pour les fous.
A ce sujet il faut que je rapporte
L’exemple, antique ou moderne il n’importe,
D’un Phrygien riche et bien emplumé,
Mais de son temps le fou le plus pommé.
Plus d’un calot fameux dans la Phrygue
S’est égayé sur sa plate effigie,
Et nul encor n’a manqué son portrait
Il est partout figuré trait pour trait
L’air affairé, le regard sombre et fixe,
La barbe rare et le menton prolixe,
Un large nez, de bourgeons diapré
De petits yeux, un crâne fort serré,
Le pied rentrant, la jambe circonflexe,
Le ventre en pointe et l’échine convexe,
Quatre cheveux flottant sur son chignon,
Voilà en bref, quel est le compagnon.
Au demeurant, assez haut de stature,
Large de croupe, épais de fourniture,
Flanqué de chair, gabionné de lard.
Tel en un mot que la nature et l’art
En maçonnant les remparts de son âme
Songèrent plus au fourreau qu’à la lame,
Trop négligents à polir les ressorts
De son esprit, plus charnu que son corps.
Bien est-il vrai qu’ils mirent à sa suite
Deux assistants chargés de sa conduite,
Dont les bons soins lui firent concevoir
Qu’il saurait tout, même sans rien savoir.
L’un fut l’orgueil, champion d’ignorance,
Grand ferrailleur et brave à toute outrance,
Et l’autre fut l’opiniâtreté,
Dame d’atour de la stupidité.
Or je ne sais si notre destinée
Par quelqu’étoile est sans nous dominée
Ou si les sots pour venir à leurs fins
Ont des secrets inconnus aux plus fins.
Mais le fait est que sans travail ni peine
Il plût au dieu, nourrisson de Silène,
Qui pour tenter peut-être sa vertu
Lui dit : Garçon, que me demandes-tu ?
Un honnête homme aurait dit : la sagesse ;
Notre galant demanda la richesse.
Il devint riche et fit de beaux statuts
Pour gouverner les trésors de Plutus,
Les divisant en deux portioncules
Dont la première entrait dans ses locules
Et le restant s’administrait si bien
Qu’en fin de compte on ne trouvait plus rien ;
Car sous couleur d’apaiser les murmures
Et de venger les torts et les injures
Les vexateurs ainsi que les vexés
Furent sans rire également pincés ;
Il les fauchait de la même faucille,
Les étrillait avec la même étrille,
Frappant sur eux comme sur seigle vert,
Sûr de son fait, et bien clos et couvert,
En qualité d’écumeur de mer,
Des écumeurs du menu populaire.
Le voilà donc, de trésors regorgeant,
Roulant sur l’or, vautré sur son argent,
Gonflé d’orgueil, boursouflé d’insolence
Et se mirant dans sa vaste opulence :
Palais pompeux, ameublements exquis,
Terres, châteaux, sur l’orphelin conquis,
Chez ses amis un vrai roi de théâtre,
Chez les Phrynées agréable et folâtre,
Toujours prodigue et jamais épuisé,
Par conséquent d’un chacun courtisé,
Environné de clients mercenaires,
D’admirateurs, amis imaginaires,
Qui tous les jours lui baisant le genou
Surent le rendre enfin tout à fait fou.
L’un de son corps vante l’air héroïque,
L’autre les dons de son âme angélique.
Pour l’achever un maniveau d’auteurs
Vient l’étourdir de concerts séducteurs.
A le chanter lui-même il les anime :
Allons, faquins, il me faut du sublime.
Les violons aussitôt de ronfler
Voix de glapir, chalumeaux de s’enfler.
Tout le fretin des petits dieux terrestres
Forment pour lui mille petits orchestres.
On n’entend plus que chants et triolets,
Faunes, sylvains prennent leurs flageolets,
Leur chef lui-même à le chanter s’occupe
Mais qui l’eût cru ? Phébus en est la dupe,
Le grand Phoebus, le divin Apolon,
Pour ce falot monta son violon.
Il fit bien plus, il eut la déférence
De l’établir juge de préférence
Entre sa lyre et les grossiers pipeaux
Du dieu lascif qui préside aux troupeaux.
Il s’en croit digne, et d’un ton de coq d’Inde
Ca, commençons, dit-il, au dieu du Pinde.
Phébus commence, et devant ce limier,
La lyre en main prélude le premier.
A ses accords, les chênes reverdissent ;
A ceux de Pan leurs feuilles se flétrissent.
Mais par Midas, malgré ce préjugé
Au dieu cornu le prix fut adjugé.
Le châtiment tomba sur ses oreilles
Qui tout à coup s’allongèrent à merveille
Par leur figure et leur mobilité
Servent d’enseigne à la fatuité.
Depuis ce temps leur ridicule signe
Pour tel qu’il est le montre et le désigne.
Grands et petits par un rire excessif
Rendent hommage à son esprit massif.
Brocards sur lui tombent, Dieu sait la joie.
Chacun le court, chacun se le renvoie
Comme un chevreuil traqué dans les taillis
Et mieux lardé qu’un lapin de Senlis.
Mais ce mépris du profane vulgaire
Ne trouble point son repos ; au contraire
Il s’extasie, il admire les dieux
Dans les talents, dans l’esprit radieux
Qu’il a reçu de leur grâce infinie
Et s’il savait que le premier génie
De l’univers fut de mort menacé
Son testament d’abord serait dressé.
Le pis de tout, c’est qu’avec son air buffle
Il porte un cœur aussi noir qu’une truffe ;
Bas et rampant quand tout ne va pas bien,
Fier et hardi quand il ne craint plus rien,
Se retranchant sur ses prééminences,
Sur son crédit, enfin sur ses finances,
Et convaincu que le monde ébranlé
Pourrait tomber sans qu’il fût accablé.
Je n’en crois rien ; c’est chose très commune
Qu’un grand revers ; la maligne fortune
Sut attraper au fond de son palais
L’heureux Crésus à qui Dieu fasse paix.
Il la soutint en homme de courage.
Devenant pauvre, il devint homme sage
Et corrigea dans les calamités
Le sot abus de ses prospérités.
L’exemple est dur et l’avarice en gronde
Mais les Midas semés dans ce bas monde
Feraient beaucoup pour eux et pour autrui
S’ils devenaient malheureux comme lui.
Clairambault, F.Fr.12718, p.439-43 (variantes) - F.Fr.13659, p.13-19