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La Disgrâce de Turgot

La disgrâce de Turgot1
En tout temps, en tous lieux à se nuire acharnés,
Légers, méchants, cruels, pusillanimes,
Par le crime ou l’erreur les mortels entraînés
Sont dupes ou fripons, oppresseurs ou victimes.
Qui les rendra jamais meilleurs ou plus heureux !
Les insensés repoussent la lumière :
Que reste-t-il à l’homme vertueux,
Quand, au bout d’une longue et pénible carrière,
Sur ses travaux il détourne les yeux ?
Des regrets ; près de lui, dans un calme stupide,
Les objets de ses soins demeurent endormis
Et soumettent un col timide
Au joug qui les tient asservis.
Le crime cependant, l’intérêt et l’envie
Veillent pour exciter le désordre et l’abus,
Et la vertu du sage, inutile, avilie,
Est pour la fraude active un triomphe de plus.
Toi, qui promis de beaux jours à la France,
Qui fis marcher la Liberté
Sur les pas de la Bienfaisance
Et près du trône asseoir la Vérité ;
Quand à l’homme de bien tu rendais l’espérance,
Quand le pervers, épouvanté,
Poursuivi par l’intégrité,
Voyait approcher la vengeance,
Par une douce erreur réduit
Au bonheur enfin j’osais croire ;
Prestige trop flatteur qu’un instant a détruit,
Dont je conserve à regret la mémoire,
Et qu’il faut oublier puisqu’il s’évanouit.
Il est donc vrai ! toute illusion cesse,
Le bien n’est parmi nous connu ni désiré ;
L’homme, artisan de sa détresse,
A des tyrans s’est lui-même livré !
J’ai vu de nos revers le plus triste présage,
Oui, j’ai vu le méchant triomphant, honoré,
Jouir des disgrâces du sage,
Et du malheur public qu’il avait préparé ;
Je l’ai vu prêt à ressaisir sa proie
Que contre lui défendaient les vertus ;
Par les cris insolents d’une odieuse joie,
Nous annoncer, Turgot, qu’il ne te craignait plus.
Le vil brigand qui cache au fond de sa tanière
Ce que son crime lui produit,
Du jour qui nous protège abhorre la lumière,
Il triomphe dès qu’il fait nuit.

  • 1Le clergé, la magistrature et la finance, qui d’un commun accord détestaient le contrôleur général, intriguaient activement pour obtenir son renvoi ; le propre frère du Roi, le comte de Provence, s’amusait à railler dans un pamphlet clandestin le ministre et ses réformes. Abandonné par Maurepas, et desservi auprès du Roi par Marie-Antoinette, Turgot fut renvoyé, le 2 mai 1776 ; le même jour, Malesherbes, que l’opposition faite aux réformes de son collègue et aux siennes avait dégoûté du ministère, donnait sa démission. « Les grands de la cour, les gens d’Église et les financiers, qui ne trouvaient pas tout à fait leur compte avec ces deux ministres, témoignaient la plus grande satisfaction de leur éloignement ; mais il n’en était pas de même d’un grand nombre d’autres personnes de différentes classes de citoyens, qui gémissant sur la mobilité des choses humaines, ne pouvaient s’empêcher de regretter la probité connue du sieur Turgot, que ses plus grands ennemis même regardaient comme absolument incapable de dissiper les deniers royaux ou de les détourner à son profit, mais qui avait eu le malheur de se livrer trop aveuglément aux projets mal combinés et peu réfléchis des gens à système dont il était environné… A Versailles, on avait fait éclater de toutes parts la plus grande joie aussitôt que la nouvelle s’y était répandue. Monsieur et M. le comte d’Artois, frères de Sa Majesté, avaient manifesté la leur avec une sorte d’indécence. Quelques personnes regardaient comme le plus bel éloge qu’on pût faire de ce ministre la satisfaction qu’avaient presque tous les grands de la cour de le voir écarter, en ce qu’il ne pouvait avoir à leur égard d’autre tort que celui d’avoir voulu réprimer leur cupidité insatiable et leur amour effréné pour les folles dépenses » (Journal de Hardy.) (R)

Numéro
$1422


Année
1776




Références

Raunié, IX,102-04 - F.Fr.13652, p.430-32