A M. Arouet de Voltaire
A M. Arouet de Voltaire
Quelle odieuse frénésie
T’entraîne dans ces noirs accès ?
Quoi ! d’une basse jalousie
Espères-tu quelque succès ?
Que t’ont fait Rousseau, Desfontaines ?
Contre eux lorsque tu te déchaînes
Que te produisent tous tes soins ?
Vains efforts d’une indigne rage !
T’en estime-t-on davantage
Ou les en estime-t-on moins ?
Aristarque éclairé, sévère,
Celui-ci1 ne pardonne rien,
Tu vois dans l’autre un adversaire
Dont le nom obscurcit le tien ;
C’est là leur crime ; et ton injure
Pour punir l’un de la censure
Ne laisse rien à redresser
Et sur l’Horace de la France2
Exerce une noble vengeance
En tâchant de le surpasser.
Que j’applaudis à tes veilles
Quand ta jeune, mais docte main
Peignait à l’envi des Corneilles
Les malheurs du héros thébain3 ,
Quand ton immortelle Henriade
Nous rappelait de l’Iliade
Et l’harmonie et les attraits,
Ou quand, fier rival de Salluste4 ,
Des héros d’une ligue injuste
Tu nous retraçais les portraits.
Mais lorsque, sophiste frivole,
Tu viens, élève d’Albion,
Du déisme tenant école,
Arborer l’irréligion5 ;
Quand plein de fiel et d’amertume,
Tu fais distiller de ta plume
Le venin qu’enferme ton cœur,
A cet indigne caractère
Je ne reconnais plus Voltaire,
L’estime se change en horreur.
Crois-tu que lorsque dans un temple6
A ton gré tu fixes les rangs,
Ton autorité, ton exemple
Subjuguent nos goûts différents ?
Non, non, ta haine te décèle.
Dans ton jugement on démêle
Les motifs qui te l’ont dictés.
Ce n’est point la saine critique
Qui par ton organe s’explique ;
C’est l’envie et la vanité.
Ah, si d’un encens légitime
L’hommage flattait tes esprits,
Tes chants ravivent notre estime.
Elle est encor au même prix
Suis mieux les lois de ton génie ;
Laisse de la philosophie
Le langage aux esprits profonds
Et choisis bien plus pour tes guides
Les Homères, les Euripides
Que les loks et les Newtons.
Mes clameurs ne seront point vaines
Et ta haine enfin va finir.
Rousseau, Voltaire, Desfontaines,
Le bien public doit vous unir,
Que l’amour du bon goût vous ligue ;
Opposez une forte digue
Au faux brillant, aux nouveau mots.
Ah ! bientôt, sans un prompt remède,
Au siècle d’Auguste succède
Le siècle barbare des Goths.
Que l’empesé néologiste,
Que du bel esprit l’amateur,
Que le petit anatomiste
De ces petits replis du cœur7 ,
Que les romanciers faméliques8 ,
Que ces grossiers et plats comiques9
Tombent sous vos coups réunis,
Écrasés, réduits en poudre ;
C’est là qu’il faut lancer la foudre.
Ce sont là vos vrais ennemis.
F.Fr.15148, p.155-61 - Avignon BM, MS 1236, p.143 - Lyon BM, MS 756, f°103r-104v - La Haye, KHA, A-17-187, I, 24 décembre 1736 - La Haye, KHA, A-17302, I, f°63-69 (Ode à M. de Voltaire) - Leyde, UBL, MS Marchand 48, f°3-4 (Ode à M. Voltaire sur ses démêlés avec M. Rousseau et Desfontaines) - Varsovie ridicule, p.102-109 - Délassements d'un galant homme, p.289-92 - Voltariana, 1748, p.141-144
Edition critique et analyse du poème in Van Strien, p.301-305