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Scène tragique entre les demoiselles Gaussin et Clairon

Scène tragique entre les Demoiselles Gaussin et Clairon (dite frétillon)1
Gaussin
Oui, j’admire dans vous de merveilleux talents,
Vos gestes et vos tons sont nobles et touchants.
Je vous dirais bien plus si j’étais moins jolie ;
A vos brillants succès je porterais envie.
Mais ce que vous valez me cause peu d’effroi.
J’aurai toujours deux yeux qui parleront pour moi.
Un tout autre motif contre vous m’indispose :
Sur vos faits libertins par tout le monde on glose.
Nous sommes sans reproches et pour nous être adjoint
Il faut des moeurs, Clairon, et vous n’en avez point.

Clairon
Fouteuse dès quinze ans et vérolée à seize,
La gaillarde Gaussin défendra que l’on baise ?
Je ne m’attendais pas à ce beau sentiment !
D’où vient cette morale et ce prompt changement ?
Oses-tu me tenir ce discours tête à tête ?
C’est se foutre de moi. Va, tu n’es qu’une bête.
Qu’entends-tu par des moeurs ? Si tu n’avais foutu,
Vaudrais-tu, dis-le moi, seulement un fêtu ?
Sous différents habits paraissant sur la scène
Quand tu représentais Zaïre et Polixène
Le public, te voyant baver la passion,
Séduit par la figure applaudissait ton con.
On veut sur le théâtre une actrice qui foute,
Et Gaussin vertueuse aurait déplu sans doute.
D’ailleurs le sentiment vient de la fouterie
Le reste n’est qu’idée et pure rêverie.
Il fait bander les vits, il fait bâiller les cons,
Et ce sont ces tuyaux qui nous soufflent nos tons.
Il faut pour que l’on ait du plaisir à t’entendre
Que l’amant à l’amante décharge un discours tendre,
Qu’une femme fidèle en pleurant ses malheurs
Dise : l’ingrat me quitte et s’en va foutre ailleurs.
Afin de dire mieux, par ces mots animée,
L’ingrat en aime une autre et j’en étais aimée.
Qu’en faisant un reproche : Ah ! vous ne m’aimez pas !
On étudie avant : Ah ! vous ne bandez pas !
Ainsi l’on réussit, c’est là le vrai système
Et notre art doit sortir de la nature même.
Le sentiment est donc, j’en ai dit la raison,
Ce qu’on sent par le vit et qu’on sent par le con,
Et quoique ton orgueil contre moi se mutine
L’actrice la meilleure est la plus libertine.
Rends les armes, Gaussin, je l’emporte sur toi
Car personne, jamais, n’a tant foutu que moi.

Gaussin pleurant
Je le vois trop, hélas, oui, je m’étais déçue.
Ma cabale est sans force et vous serez reçue.
J’en verserai dans peu des larmes à foison
Et j’en crains pour mes yeux une autre fluxion.

 

  • 1 Scène tragique entre les Demoiselles Gaussin et Clairon (dite Frétillon) comédiennes au sujet de la réception de la dernière à la Comédie française (M.).

Numéro
$3653


Année
1743 octobre




Références

Clairambault, F.Fr.12710, p.357-59 -Maurepas, F.Fr.12646, p.295-97 -  F.Fr.13656, p.217-19