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Sans titre

Très humbles et très respectueuses remontrances

de MM. les Comédiens-Français

 sur les défenses à eux faites de donner des ballets1 .

Sire, vos fidèles sujets,

Les gens tenant sa comédie,

Paisibles suppôts de Thalie,

Et tous ennemis du procès

Osent se plaindre du succès

De cette fière académie

Par qui leur troupe est avilie

Et voit proscrire ses ballets.

Déjà la triste Melpomène

Avait vu dessécher la veine

Du sombre Crébillon,

Siffler les pièces de Piron,

Arouet, pauvre énergumène,

Courir au loin le loup-garou

Et l’inventeur d’Aristomène

Prendre sa guitare à son cou.

C’en était fait de notre troupe.

Précédée de sa gravité

L'ennui sur Pégase monté

Et tenant la famine en croupe

Allait conduire à l’hôpital

Sarrazin, La Noue et Granval2 ,

Si Momus avec la Folie,

Appelés à notre secours,

N’eussent pour prolonger nos jours

Ouvert le temple de Thalie

À tous les sauteurs d’Italie.

Or admirez donc avec nous

Ce que doit l’Europe et la France

À cette italienne engeance.

Oui, Sire, elle nous sauva tous.

Le public à qui Rhadamiste

Cinna, Phèdre, Pompée, Égiste

Ne pouvaient arracher des pleurs

vint admirer nos bateleurs.

ainsi recruté par la foire

nous amassâmes plus d’argent

et nous acquîmes plus de gloire

que quand le théâtre indigent

offrait les larmes de Mérope,

toutes les sombres fureurs

et les écarts du Misanthrope

aux yeux distraits des spectateurs,

béni soit le ministre sage

qui vous obligea de punir

le zèle farouche et sauvage

Qui de l’État voudrait bannir

ou bien réduire en esclavage

tous ses fidèles calotins

que l’on appelle ultramontains,

ces mutins qui leur cherchent noise,

aujourd’hui bourgeois de Pontoise,

n’allaient point sans doute aux bouffons

et ne parlent que par envie

de tout ce qui vient d’Italie

N’en déplaise à ces vieux barbons

Vive grand prince, vive Rome,

Tout en est bon, jusqu’aux sauteurs,

A fortiori ses docteurs.

D’où nous devons conclure en somme

Qu’au clergé comme parmi nous

Farceurs romains sont nécessaires

Et que nos magistrats sévères

Sont des ignorants et des fous

Quand nous disons magistrats, Sire,

Nous ne voulons assurément

Désigner que le Parlement,

Car votre Conseil qu’on admire

Pense, parle, agit autrement.

Aussi notre troupe éplorée,

Grand Roi, ne s’adresse qu’à lui.

Vos ministres sont notre appui,

Leur main, du peuple révérée,

Nous comble toujours de bienfaits.

Ils dirigent tous nos ballets,

Ils sont amis de nos actrices

Et le moindre petit débat

Qui s’élève dans nos coulisses

Est pour eux affaire d’État.

Vous allez objecter sans doute

Que ce Conseil, s’il nous écoute,

A fort à faire en ce moment.

Car vous tenez de vos grands-pères

Préjugés de gouvernement

Qu’on ne connaît qu’au Parlement,

Et Dieu sait combien de chimères

S’élèvent sur ce fondement

Contre un clergé qui se mutine.

Soutenir votre autorité

À l’Anglais malgré sa fierté,

Faire craindre votre marine,

À l’Église rendre la paix

Et la justice à vos sujets

Sans appauvrir votre finance,

Soulager Paris et la France

Et contre Rome et ses excès

Maintenir votre indépendance,

Voilà, Sire, de vos projets.

Eh, Sire, misères pareilles

Sont-elles dignes de vos oreilles ?

Qu’importe à Votre Majesté

Que le peuple sans pain gémisse,

Qu’à sa tyrannie, au caprice

De quelque intendant hébété

Ce citoyen que l’on opprime

voie immoler sa liberté,

Que contre les lois révolté

Et fier de ses succès, le crime

Triomphe avec impunité,

Et qu’avec Thémis exilée

L’abondance et la sûreté

Quittent la ville désolée.

Pures vétilles que cela !

Le moulin qui moulut, moudra.

Votre État est une machine

Qui pour aller son droit chemin

N’a pas besoin qu’on examine

Le ressort qui la met en train.

Souvent, comme le corps humain,

Elle brave la médecine

Et se guérit sans médecin.

Mais ce grand corps fût-il étique,

Ou par la diète appauvri,

Dût-il être paralytique,

Faites-le rire, il est guéri.

Partant, Sire, la comédie

Est l’âme du gouvernement.

Là, dans un doux enchantement,

Le citoyen joyeux oublie

Et les lois et le Parlement,

Et le commerce et la patrie,

Et dans le plaisir d’un moment

Croit voir le bonheur de la vie.

Or comme la félicité

N’est que le plaisir répété,

Grâce à vos ministres habiles

Si le théâtre est toujours plein,

Vos sujets contents et tranquilles

Malgré l’indigence et la faim

Jouiront d’un bonheur sans fin.

Rome, d’elle-même idolâtre,

Goûtant le fruit de ses exploits,

Rome ne voulait autrefois

Que du pain avec son théâtre.

Mais au Français plus qu’au Romain,

Le théâtre suffit sans pain.

Aussi, qu’en vantant ses services,

Le front couvert de cicatrices,

Un vieux officier maltraité

Vienne alléguer sa pauvreté

Et mendier la récompense

Du sang qu’il versa pour la France.

S’il l’a versé, tant pis pour lui

Entre la misère et l’ennui

Il vieillira dans sa chaumière

Monsieur le comte d’Argenson

A-t-il tort ? Oh, pour le coup, non !

Il viendrait une fourmilière

De ces Messieurs, car ils sont tant,

Et puis la France a bien à faire

Du bras d’un petit combattant.

Mais que Grandval, notre confrère,

Soit sans crédit et sans argent,

Sire, c’est un homme à talent,

Un homme à l’État nécessaire

Vous dira tout le ministère,

Et l’on fera danser les gens

Pour lui faire vingt mille francs.

Que du théâtre la merveille

Dumesnil paraisse à Marseille,

Et le voyage et le séjour

Seront payés par la province.

Et si l’honoraire est trop mince

Pour une actrice de la Cour,

Zélé protecteur de nos belles,

Saint-Florentin sans compliment

Forcera les bourgeois rebelles

D’ajouter à l’appointement3 .

Malheur au prélat s’il résiste,

Car, Sire, il sera janséniste,

Et le saint homme sûrement

Le sera très innocemment.

De tout ceci, concluons, Sire,

Que le parfait comédien

Sera toujours de votre empire

Et l’ornement et le soutien.

Ainsi d’Argenson le décide,

Ainsi le veut Saint-Florentin.

Ainsi le sage Mazarin,

Leur prédécesseur et leur guide,

Sur la gaieté de vos sujets

Fondait l’espoir de ses succès

Et disait : trop heureux vulgaire,

Ris, chante, mais laisse-nous faire.

Or si, pour régir vos États,

Grand Roi, nous sommes plus utiles

Que généraux et magistrats,

Pourquoi faudra-t-il qu’immobiles

Et plus droits que des échalas

Nous bornions nos talents sublimes

À déclamer de froides rimes

Dont le spectateur est si las ?

Et pourquoi ne pourrions-nous

Gager sauteurs et pantomimes

Ainsi que nous gagions jadis

Et poètes et beaux-esprits ?

Mais ces histrions sont de Rome.

Eh, pourquoi non, à votre avis ?

Tous ces farceurs que l’on renomme

En rochets blancs, en beaux surplis,

À qui Monseigneur de Paris

A, dit-on, donné mainte somme,

Ne sont-ils pas de ce pays ?

En est-il donc aucun qui chôme ?

Ils sont tous gras et bien nourris.

Votre chancelier débonnaire

A donné pour eux cent arrêts.

Contre nous seuls il est sévère

Et veut proscrire pour jamais

Et nos danseurs et nos ballets.

À ces assommantes nouvelles,

Ah, juste Ciel ! toutes nos belles,

Ainsi que les gens de palais,

Voulaient fermer leur cabinets.

Qu’allait devenir la jeunesse

Et de la Ville et de la Cour ?

Adieu les clients de l’amour !

Adieu la publique allégresse !

Nous empêchâmes ce malheur,

Et l’espoir de votre justice

Calma notre vraie douleur.

Daignez donc, à nos vœux propice,

Par un arrêt dûment scellé

Rendre au théâtre désolé

Les bonds, les sauts et les gambades

De ces illustres mascarades

Sans qui nos dieux et nos héros

Seraient sifflés comme des sots.

Ce sont, Sire, les remontrances

Qu’après plus de quatre séances

Et tous nos foyers assemblés

Dans le palais de la Folie

Vous offrent vos sujets zélés,

Ses gens tenant la comédie4 .

 
  • 1Autre titre: Remontrances de Messieurs les comédiens Français au Roi (Orléans)
  • 2 Grandval se trouvant extrêment obéré, obtint du Roi la permission de donner des bals au public ; il en a donné six dont le profit a été pour lui seul, quoique la fête fût dans la salle publique de sa troupe ; mais il a eu le malheur de n’y pas faire fortune (M.)
  • 3 La Dumesnil fut conduite au mois de juillet à Marseille par le duc de Villars qui, voulant la faire paraître sur le théâtre de cette ville, fit augmenter le prix des places du spectacle, parce que la troupe ne croyait pas devoir partager avec elle des profits déjà trop modiques ; les bourgeois ne s’accommodant pas de cette augmentation, n’allèrent point à la comédie. Le duc de Villars sollcita auprès du comte de Saint-Florentin, ministre, une letttre de cachet pour obliger les Marseillais à aller au spectacle, et l’obtint. Tout ce que cette équipée a opéré, c’est que, faute par les habitants d’y avoir satisfait, la troupe a été transférée à Aix et qu’elle a donné lieu à beaucoup de brocards ; elle y meurt de faim (M.).
  • 4 Le succès des remontrances a été que la compagnie jouerait ou donnerait provisoirement et jusqu’à Pâques des ballets. Les jours que l’opéra serait fermé, sauf le dimanche, que tous les spectacles en pourraient représenter également (M.)

Numéro
$4561


Année
1753 (Orléans)




Références

F.Fr.10290 (Barbier), f°64-68 - F.Fr.10479, f°259-66 - F.Fr.15141, p.125-31 - .Fr.21750, f°52-58 - NAF.9184, p.442-45 - Arsenal 3128, f°190r-191v - Lyon BM, MS 760, f°22v-25v - Orléans BM, MS 1148, p.647 - Poésies satyriques, p.9-17 - Satiriques du XVIIIe siècle t.II, p.164-73


Notes

Très humbles et très respectueuses remontrances des comédiens français au Roi pour obtenir la suppression d’un arrêt du Conseil qui leur défend les ballets, les condamne en 500 # d’amende et 10 000 # de dommages et intérêts envers l’Opéra. Cet arrêt leur ayant été signifié le 8 août 1753 il arrêtèrent sur-le-champ une députation et des remontrances au Roi, fermèrent leur théâtre et partirent pour Compiègne (NAF.9184)

 

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