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Clément Satire XI

                         Satire XI

                    A l’abbé de Mably

 

Oui, Mably, quand la main qui forma l’univers

Eut tiré du limon tant d’animaux divers,

L’homme seul fut marqué d’une empreinte divine ;

L’homme seul, épurant sa terrestre origine,

Reçut de la Raison ses titres de grandeur :

Ainsi, soit qu’un mortel naisse dans la splendeur,

Soit qu’il puise la vie en une source obscure,

Noble par la vertu, le vice est sa roture ;

L’éclat qui le distingue et fixe son vrai rang,

Est le prix du mérite, et non le droit du sang.

De la naissance en vain l’orgueil héréditaire

Sépare son berceau de celui du vulgaire ;

Le vulgaire est partout où la vertu n’est pas ;

Il remplit tous les rangs, peuple tous les États.

 

A la cour, à la ville, on voit mêmes bassesses ;

Des hommes différents, mais égaux en faiblesse :

L’envie et l’intérêt, les sourdes trahisons,

Avec un trouble égal divisent les maisons ;

Arment contre la bru la marâtre jalouse,

L’ami contre l’ami, l’époux contre l’épouse ;

Enrichissent le frère en immolant la sœur ;

Et des liens du sang corrompent la douceur.

Partout des faux rapports, des courroux, des injures,

Des raccommodements pires que des ruptures,

D’infâmes amitié, des procès scandaleux,

Des vols qu’on nomme emprunts, des bilans frauduleux,

Celui qui voit bien l’homme, à Versailles, en province,

Retrouve le Bourgeois sous le masque du Prince.

A la cour, on se hait avec plus de fierté ;

L’imposture y distille un fiel mieux apprêté ;

La colère élégante, en phrase toujours pure,

N’y blesse point la langue en disant une injure ;

Et c’est très poliment qu’on y sait déchirer

L’honneur d’autrui, qu’à peine on paraît effleurer.

Des vices façonnés avec un art extrême

L’écorce est différente, et la sève est la même ;

Et leur tige, ou plus humble, ou croissant dans les airs,

Porte les mêmes fruits sur des rameaux divers.

Ces hauts Seigneurs, moins grands que fiers de leur noblesse,

Si vains de leur bon ton et de leur politesse,

Montrent tous nos défauts, masi sous un plus beau jour,

Ils méprisent le Peuple, et sont Peuple à la cour.

Il est donc vrai, Mably ; la vertu, le mérite,

Des vrais enfants des dieux forment la noble élite ;

La dignité de l’âme, et non des titres vains,

Seule distingue, élève, ennoblit les humains.

L’homme, en effet, n’est grand que par l’intelligence ;

Ange quand il agit, presque un Dieu quand il pense :

Ô sublime attribut ! privilège immortel !

Le roi des animaux n’est vassal que du Ciel.

Mais voyez cette foule, à la terre abaissée,

Dans la fange des sens éteindre la Pensée :

Que d’hommes dégradés, indignes de ce nom,

Au-dessous de l’instinct font ramper la Raison,

Et d’un brutal penchant suivant la loi grossière,

Ont asservi leur âme au joug de la matière !

Esclaves abrutis de leurs sens mutinés,

Par ces tyrans fougueux souverains détrônés ;

Et renonçant au droit de régner sur soi-même, 

Il faut que la Loi, cette Raison suprême,

Prît sur eux ce pouvoir honteusement perdu,

Et qu’un frein respecté leur tînt lieu de vertu.

De vrais Sages, alors, dont le saint ministère

S’est appuyé du Ciel pour gouverner la Terre,

Imprimant à leurs lois un sceau religieux,

De leur propre sagesse ont honoré les Dieux.

Divine autorité, salutaire contrainte,

Tu consoles l’orgueil enchaîné par la crainte !

Ah ! laissons, cher Mably, d’utiles préjugés

Régner sur les humains dans le vice plongés ;

Laissons ce vain troupeau volontaire victime,

Da son égarement suivre un frein légitime ;

Laissons-les révérer, sous des titres pompeux,

Des mortels plus puissants, mais non pas plus grands qu’eux :

Pour nous, aux seuls mortels dignes du nom de sages,

Réservons dans nos cœurs de plus justes hommages.

Si j’en sens bien le prix, je veux, d’un si beau nom,

Honorer l’homme vrai, simple, équitable et bon,

Dont l’âme, s’élevant à son auteur suprême,

Hait le mal, fait le bien pour l’amour du bien même,

Qui, trouvant la vertu née au fond de son cœur,

Suit ce guide secret qui n’est jamais trompeur.

Le Sage qui m’est cher, le seul que je respecte,

Ne va point arborer l’étendard d’une secte,

Ni traînant en tous lieux la foule sur ses pas,

A la Philosophie enrôler des soldats.

Il craint l’éclat ; il fuit les partis, les cabales,

Vit paisible, ignoré des factions rivales ;

Il n’enviera jamais un poste ambitieux

Pour réformer l’État qui n’en irait pas mieux.

Sans doute il est divin de rendre heureux les hommes !

Mais, de notre bonheur, ennemis que nous sommes,

Indulgents pour le mal, armés contre le bien,

Qu’un Dieu l’ose entreprendre, un Dieu n’y pourra rien.

Le Sage, trop instruit qu’au règne affreux du vice,

On tenterait en vain d’opposer la justice ;

Qu’on soumettrait plutôt un lion irrité

Que de mettre aux méchants le frein de l’équité ;

Qu’il périrait cent fois, martyr de leur furie,

Et victime inutile au bien de sa Patrie ;

Ne pouvant vivre, enfin, pour le bonheur d’autrui,

Va, dans un doux repos, vivre du moins pour lui ;

Et, tel qu’un voyageur accueilli d’un orage,

Rencontrant avec joie une grotte sauvage,

Y brave en attendant que les Cieux soient plus doux

L’injure de la pluie et des vents en courroux ;

Tel le Sage, à l’abri des tempêtes civiles,

Loin de l’Iniquité, cette Reine des Villes,

Trouve dans sa retraite, à l’ombre de ses bois,

La Paix, la Liberté qui fuit la cour des Rois,

Et d’un cours toujours pur voit s’écouler sa vie,

Oublié des méchants, qu’aisément il oublie.

Numéro
$7734


Année
1786

Auteur
Clément



Références

Satiriques du XVIIIe siècle, t.II, p.155-59 - Poésies satyriques, t. II, p. 187-97


Notes

 Les 11 satires de Clément occupent les N°$7724-$7734. Elles figurent dans le recueil Satires par M. C***, Amsterdam et se trouvent à Paris chez les Marchands de nouveautés, 1786.