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Clément Satire III

                           Satire III1


                                 B.

D’où vient que sur soi-même on a si peu d’empire ?

Savez-vous quel instinct en naissant vous inspire

Contre certains objets d’invincibles dégoûts,

Que l’art ni la raison ne peut guérir en nous ?

L’un pâlit à l’aspect de cet insecte agile

Qui tapisse les murs de sa toile fragile ;

L’autre, à l’odeur d’un mets digne de le tenter,

Sent, contre l’appétit, son cœur se révolter.

Souvent, au plus grand bruit une oreille endurcie

N’entend qu’en frémissant l’aigre cri de la scie ;

Et Rameaudéchiré par un son discordant,

Le sourcil hérissé, l’œil de fureur ardent,

Brisait l’instrument faux qui faisait son supplice.

Moi, par un même instinct, et non point par malice,

Je ne saurais souffrir les esprits de travers ;

Je ne puis de sang-froid ouïr de méchants vers ;

J’ai beau gronder souvent ma naïve franchise,

Dès qu’un auteur m’ennuie, il faut que je le dise,

Aussi ne suis-je point l’auditeur de Belloi.

Depuis qu’aux spectateurs un mousquet fait la loi,

Et qu’un sot, affranchi des sifflets du parterre,

Nous force à l’écouter, à souffrir et nous taire.

Enfin c’est là l’humeur dont je suis dominé,

Des m’avais écrivains je suis ennemi-né ;

Traitez-moi d’homme dur, chagrin et difficile,

Imputez ma franchise aux aigreurs de ma bile ;

Mais en vain vos conseils me voudraient corriger :

Ce qu’a fait la nature, on ne peut le changer.

 

                                 M.

Je vous plains ; car enfin je vois que dans le monde,

Maint rimeur contre vous déjà s’irrite et gronde.

Pour vous peindre ils n’ont point de crayon assez noir,

Les brochures sur vous commencent à pleuvoir.

Tantôt quelque grimaud, en prose, ou bien en rime,

Vous décoche dans l’ombre une injure anonyme ;

Tantôt de votre nom se jouant plaisamment,

Un fin railleur vous nomme un censeur inclément ;

Et si quelques esprits, amis de la critique

Applaudissent parfois à votre humeur caustique,

Mille autres qui, craignant les traits que vous lancez,

D’un seul coup à la fois, en secret, sont blessés,

Élèvent en tous lieux leurs cris pour vous maudire.

Quel plaisir trouvez-vous à voir qu’on vous déchire !

Cent fois plus redouté de tous nos beaux esprits

Que Sartine2 n’est craint des filous de Paris 

On vous fuit : cependant qu’il serait doux de vivre

Avec des gens si bons, si sages dans un livre !

Ah, combien la vertu doit les unir entr’eux !

 

                                 B.

Hé ! soit ; je les croirai bienfaisants, généreux ;

Je croirai, s’il le faut, que la vertu les touche,

Et qu’elle est dans leur cœur comme elle est dans leur bouche,

Je croirai chacun d’eux philosophe en tout point,

Et pour le croire mieux, je ne les verrai point.

Mais comptez-vous pour rien la douceur peu commune

De me voir à l’abri d’une foule importune,

D’auteurs qui, nuit et jour, inspirés par l’ennui

Se tourmentent sans fin pour tourmenter autrui ?

Lemière, aux durs accords de son Apollon suisse

Ne mettra pas du moins mon oreille au supplice ;

Dorat ne viendra point, en galant précieux,

Me lire avec fadeur ses vers délicieux,

Où sans cesse il décrit mille faveurs reçues

Des plus rares beautés que jamais il n’a vues ;

Un financier, jaloux du fauteuil immortel

Et d’être assis au Louvre auprès de Marmontel,

Pour devenir auteur à prix d’or et sans peine,

Ne marchandera point mon esprit ni ma veine ;

Et Lacombe, en un mot, ne me viendra jamais

Prier d’être à sa solde un menteur par extraits.

 

                                 M.

Fort bien ; mais dans ce champ d’épine et de satire,

Où sont, pour tant de soins, les fruits que l’on retire ?

Despréaux, tant chéri de Louis, de Condé,

Des héros de nos jours serait mal secondé.

On ne courtise plus les filles de Mémoire.

Pour briguer leurs faveurs, il faut aimer la Gloire :

La Gloire veut des soins, des exploits, des vertus ;

Et tout cela pour vivre encore quand on n’est plus !

Dieu merci ! nos seigneurs ont, dans leurs bonnes têtes,

Des projets plus sensés et des goûts plus honnêtes.

Voyez-les à grands frais, par la mode entraînés,

Posséder, sans désirs, de brillantes Phrynés,

Qui cultivent leurs mœurs avec un zèle extrême

Et prennent à leurs biens plus d’intérêt qu’eux mêmes.

S’ils veulent toutefois, dédaigneux protecteurs,

Faire au bout de leur table asseoir d’humbles auteurs,

Qui, des bons plats de loin dévorant la fumée,

Amusent les laquais de leur mine affamée,

Ils font venir par choix Sedaine ou Poinsinet,

Toujours pour les Phrynés prêts à faire un couplet,

Vrais bouffons qui, jouant ou proverbe, ou parade,

Font rire Monseigneur quand son singe et malade.

Mais savez-vous pourtant de quel malin courroux

Tout un sexe bruyant va s’armer contre vous ;

Car il faut qu’en ami de tout je vous instruise :

Les femmes (qui l’eût cru ?) n’aiment plus qu’on médise.

Leur esprit goûte mieux des ouvrages profonds

Des contes bien moraux, des opéras-bouffons,

Des drames, à la fois et bourgeois et tragiques,

Et les impiétés les plus philosophiques :

Souvent même à l’auteur d’un roman libertin

Elles font en secret le plus heureux destin ;

Mais tout auteur critique est sûr de leur déplaire,

Comme Voltaire au Pape et la Bible à Voltaire.

Par leurs mains cependant tout se fait, bien ou mal,

Les Arts leur sont soumis, Phébus est leur vassal :

Parmi leurs beaux esprits, elles versent les grâces ;

Les poussent aux faveurs, aux pensions, aux places ;

Et vous, par votre faute, obscur et dédaigné,

De toute récompense à jamais éloigné,

On ne vous verra point, décoré d’un beau lustre,

Des quarante Immortels grossir la troupe illustre.

 

                                 B.

Je ne le cache pas ; c’est un sort assez beau

De s’asseoir à la place où fut assis Boileau ;

Mais malgré la douceur d’une gloire aussi pure,

Vis-à-vis Saint-Lambert on fait triste figure ;

Et pour vous dire tout à l’oreille, en deux mots,

Je vois fort peu de gloire où je vois tant de sots.

Qu’irai-je y faire ? Aux pieds d’une Secte hardie,

Encenser le veau d’or de l’Encyclopédie,

Ou m’entendre appeler pédant par D’Alembert,

Si j’osais préférer Virgile à Saint-Lambert ?

Suis-je assez patient pour y souffrir l’empire

D’un ignorant hautain que le faux goût inspire ;

Et pour voir triompher mille sots jugements,

Dont l’esprit raisonneur fait frémir le bon sens ?

C’est de ce nid fécond en schismes littéraires

Que sortent chaque jour tant de lois téméraires,

De système nouveaux, où de si doctes mains

Veulent au Dieu du goût tracer d’autres chemins.

Là règne un monstre étique, à l’œil creux, sa manie

Est d’aller sous la tombe insulter au Génie ;

Les grands noms sont en proie à ses jaloux efforts ;

Vil flatteur des vivants il déchire les morts ;

Mégère l’enfanta dans ses cavernes sombres,

Et ce nouveau Cerbère aboie après les ombres.

Quoi ? l’on veut méconnaître un Poète divin

Dans celui qui chanta le fier vainqueur du Rhin,

Qui fut, de tant de grâce et de fleurs poétiques

Orner de l’art des vers les leçons didactiques,

Et qui pour un Lutrin variant ses accords,

Des riches fictions ouvrit tous les trésors

Que n’a pu faire naître, en un champ plus épique,

Des faits du grand Henri le rimeur historique ?

Un lâche complaisant viendra donc, sans pudeur,

Des deux rois de la Scène abaisser la grandeur

Au pieds d’un Bel-esprit qui partout, dans ses pièces,

Riche de leur dépouille a mis leurs vers en pièces ?

Un pygmée aura dit : qu’on respecte ma loi ;

Rousseau, je te défends d’être plus grand que moi !

On osera traiter Crébillon de barbare !

Enfin ce que la France eut jamais de plus rare,

Se verra tous les jours, dans sa gloire insulté

Par mille impertinents sûrs de l’impunité !

Et moi je ne pourrai sans qu’on s’en formalise,

Des charlatans d’esprit démasquer la sottise ?

Je ne pourrai trouver D’Alembert précieux,

Dorat impertinent, Condorcet ennuyeux,

Et Thomas assommant, quand sa lourde éloquence

Souvent, pour ne rien dire, ouvre une bouche immense ?

Oh ! je veux sur ce point me mettre en liberté.

Se plaigne qui voudra de ma sincérité,

J’ai brisé pour toujours le bâillon tyrannique

Qui voulait dans ma bouche étouffer la critique

(Car aujourd’hui le Pinde a ses tyrans aussi.)

Mais qu’un autre, s’il veut, aille d’effroi transi,

Courber, sous leur orgueil, un front menteur et lâche,

Moi j’irai, d’un œil ferme, attaquer sans relâche

Ces ennemis du goût trop longtemps impunis ;

Et tous, contre moi seul, de leurs coups réunis

Dussent-ils faire ensemble éclater la tempête,

Moi tout seul contre tous, je puis leur faire tête,

N’en doutez point.

 

                                 M.

Voilà parler en vrai Romain,

Au-dessus du péril, au-dessus du destin ;

Eh bien ! mon Brave, allez où le goût vous appelle,

Victorieux Martyr d’une cause aussi belle,

En nouveau Curtius, allez vous dévouer

A la rage des sots que vous voulez jouer.

Encor, si vous pouviez, au prix de tant de haine,

Voir au profit du goût fructifier vos peines !

Mais vous aurez beau dire, écrire et raisonner,

Le talent qu’on n’a pas, le pouvez-vous donner ?

Dites-moi, ferez-vous un Boileau de R***,

De La Harpe un Racine, de Barthe un Molière ?

Dorat, dont vous blâmez le jargon en tout lieu,

Va-t-il à votre gré devenir un Chaulieu ?

Et par vos bons avis pensez-vous que Delille

Puisse autre chose enfin que rimer à Virgile ?

Croyez-moi : sans vouloir en vain nous réformer,

Flattez son goût ; on plaît sans prendre tant de peine ;

On est charmant, divin, au moins une semaine ;

On est prôné, couru, fêté, même à la Cour ;

Et le fat de la veille est le héros du jour.

Quittez donc le vieux goût ; le nôtre est plus facile,

N’aillez point vous charger d’un savoir inutile

Et laissez prudemment Aristote à l’écart,

Tracer sur la raison les préceptes de l’art.

En effet, à quoi bon vous mettre à la torture,

Suivre plein de scrupule Horace ou la nature,

Apprendre à discerner le bon esprit du faux,

Intraitable ennemi de vos propres défauts,

Gothique partisan de règles surannées

Sur un papier ingrat consumer des années ?

Sans l’esprit du moment, quel suffrage aurez-vous ?

Comment de vos censeurs surmonter les dégoûts ?

« De Boileau, diront-ils, misérable copiste,

D’un pas timide il suit son modèle à la piste.

Si l’un n’eût point raillé ni Pradon, ni Perrin,

L’autre n’eût point sifflé Marmontel ni Saurin.

Eût-il nommé la Ligue une histoire rimée,

S’il n’eût vu par Boileau la Pharsale opprimée ?

Après tout, son Boileau qu’il nous a tant vanté

Faisait d’assez bons vers, mais froids et sans gaieté.

Voltaire seul nous plaît, Voltaire nous amuse,

Quand du Béguin de Gille il a coiffé sa muse,

Et que dans les accès d’un délire bouffon,

Il couvre de farine ou Jean-Jacques ou Buffon.

Nous aimons son esprit, son riant badinage,

Lorsque de la dispute égayant le langage,

Au Bayle des pédants opposant le bon ton,

Il traite l’un de Chien, et l’autre de Giton ;

Et pour se délivrer de tous ses adversaires,

Dans un vers plein de sel, les envoie aux galères.

 

                                 M.

Hé mon Dieu ! laissons là Voltaire et ses flatteurs.

Plaignez-moi quand j’aurai de tels admirateurs,

Je plains le triste sort que pour vous j’envisage.

Car enfin quel sera votre appui ?

 

                                 B.

Mon courage.

 

                                 M.

On criera contre vous.

 

                                 B.

Je laisserai crier.

 

                                 M.

Cent bouches vont s’ouvrir pour vous calomnier.

De vos moindres propos on vous fera des crimes.

Vous recevrez par jour vingt billets anonymes.

 

                                 B.

Je ne les lirai point.

 

                                 M.

Voulez-vous soulever

Tout un parti puissant ?

 

                                 B.

Oui, je le veux braver.

 

                                 M.

Malheur à qui s’attaque à l’Encyclopédie !

On fait courir soudain pour noircir votre vie,

Ceux qui, par le Bon sens instruits à raisonner3 ,

Vont, aux dépens de Dieu, chercher un bon dîner ;

Et ceux qui, chez les Grands, épris de leur morale,

En chassant la vertu font entrer leur cabale ;

L’un vous fait séquestrer sans forme de procès,

Un autre rend sa plainte et vous traîne au Palais.

 

                                 B.

J’en appelle au public qui me fera justice.

 

                                 M.

Le public ? c’est bien dit : comptez sur son caprice.

Éole est moins changeant, moins orageux que lui.

Il condamne demain ce qu’il loue aujourd’hui.

Ah ! sans vouloir fixer ce Protée indocile,

Libre de tant de soins, vivez heureux, tranquille…

 

                                 B.

Mais je ne puis dormir si je ne fais des vers.

 

                                 M.

Hé bien ! exercez-vous sur cent sujets divers.

 

                                 B..

Sur tout autre sujet que reste-t-il à dire ?

On a tout épuisé ; mais on peut toujours rire.

La sottise est un fonds qui jamais ne tarit ;

Et la satire enfin n’aura jamais tout dit.

 

                                 M.

A de plus doux succès animez votre veine.

Entre mille rivaux paraissez sur la scène.

Là, des vers que souvent le lecteur eût maudit,

A l’aide de Lekain sont pourtant applaudis.

C’est là que le talent avec éclat s’annonce.

Écoutez mon conseil.

 

                                 B.

                     Écoutez ma réponse.

Un sansonnet sifflait, jasait si joliment

Que de tout son canton il faisait l’agrément.

Pour l’entendre on venait d’une lieue à la ronde.

De petits mots piquants il agaçait son monde,

Faisait rire aux éclats ceux dont il se moquait,

Et voyant qu’on prenait plaisir à son caquet,

Il ne finissait point. Un matin que l’Aurore

Amenait un beau jour de la saison de Flore,

Il entend retentir l’ombre épaisse d’un bois

Des accents redoublés d’une touchante voix ;

Le printemps et l’amour éveillaient Philomèle.

Sansonnet s’attendrit ; puis veut chanter comme elle ;

Il veut d’un gosier rauque et peu fait à gémir,

Tirer un son plaintif, un douloureux soupir,

Et bientôt veut chanter, d’une voix éplorée

Les douleurs de Progné, les fureurs de Térée.

Alors il se rengorge et d’un œil glorieux

Demande aux spectateurs d’applaudir de mieux ;

Mais on rit, on le hue, on le force à se taire ;

Et quelqu’un lui donna cet avis salutaire :

Sansonnet, mon ami, quittez le ton dolent,

Sifflez, plutôt sifflez, si c’est votre talent.

  • 1Sauf dans l'édition de 1786, le titre est : Mon dernier mot.
  • 2Alors lieutenant de police.
  • 3 Le livre intitulé Le bon sens est un extrait du poison qui est répandu dans le Système de la Nature, cest-à-dire le système de l'athéisme.

Numéro
$7726


Année
1775

Auteur
Clément



Références

Suard, CL, p.967 (courte notice) - Satiriques du dix-huitième siècle, t.II, p.56-67 - Correspondance secrète, t.I, p.251-60 - Poésies satyriques, t. II, p. 77-88


Notes

 Les 11 satires de Clément occupent les N°$7724-$7734. Elles figurent dans le recueil Satires par M. C***, Amsterdam et se trouvent à Paris chez les Marchands de nouveautés, 1786. Pour cette satire III: le texte a aussi paru dans le Mercure de juin 1775, vol. I, p.155-59. Edité la même année à Genève en 15p. in-8°.  Suard l'évoque dans sa Correspondance littéraire. Voir l détail de la polémique que le texte a déclenché dans l'édition d'Eric Francalanza, p.867.