Clément Satire I
Satire première
Quoi ! martyr complaisant de tant de sots discours,
Dois-je écouter sans cesse, et me taire toujours ?
Parmi tant d’écrivains, qui me défend d’écrire ?
Rendons-leur le tourment que je souffre à les lire ;
Et leur laissant le droit de censurer mes vers,
Exerçons leur malice en frondant leurs travers.
A peine de l’enfance achevant la carrière,
Et de l’école encore secouant la poussière,
On a rompu le frein, à soi-même livré,
Que, vide de savoir, d’amour-propre enivré,
Tourmenté de la rime, en proie à sa manie,
On croit sentir en soi l’aiguillon du génie,
On pense qu’il suffit, sans étude et sans art,
De suivre un vain délire et d’écrire au hasard.
Hé, messieurs es rimeurs, quelle est votre folie
Parmi tant d’insensés dont la terre est remplie,
En voit-on, comme vous, d’un sot orgueil épris,
S’exercer dans un art qu’ils n’ont jamais appris ?
L’élève de Van Lo, plus timide et plus sage,
Fait longtemps de son art l’utile apprentissage.
Combien, dans ses dégoûts, a-t-il jeté de fois
Ses stériles crayons brisés entre ses doigts,
Avant que, soutenu d’une longue pratique,
Il défie au Salon les yeux de la Critique !
Le métier le plus vil a sa difficulté.
Jamais le bateleur, à la foire, exalté,
S’il n’en a cultivé la routine assidue,
Viendra-t-il voltiger sur la corde tendue
Et s’exposera-t-il (digne projet d’un fou)
Pour amuser le peuple, à se rompre le cou ?
Et vous qui parcourez ces routes périlleuses,
Que des chutes sans nombre ont rendu si fameuses,
Où de rares esprits, en de plus heureux temps,
N’ont dû quelque succès qu’à des efforts constants ;
Sitôt qu’en votre tête un feu trompeur s’allume,
C’est assez, il n’est rien qui résiste à la plume :
La rime a beau se plaindre et la Raison crier,
Vos vers impatients font gémir le papier.
De là vient que Paris, de ses presses avides,
Voit naître en un seul jour plus d’écrits insipides
Que l’automne fâcheux, durant ses premiers froids,
Ne fait pleuvoir en tas des feuilles dans les bois,
Et que dans nos jardins, sur les présents de Flore,
On ne voit au printemps de chenilles éclore.
De là ce triste amas et de prose et de vers,
Le rebut du public et le festin des vers ;
Ces riens étincelants de frivoles bluettes,
Enluminés surtout du jargon des toilettes,
Où l’auteur petit-maître, en babil éminent,
S’efforce d’être aimable et n’est qu’impertinent ;
Ces torrents passagers de fugitives pièces,
Qui, des lecteurs glacés recherchant les caresses,
D’un burin séduisant empruntent la faveur,
Et se vendent au mois à l’aide du graveur ;
Tous ces livres enfin, écrits du nouveau style,
Où s’offre, à chaque mot, l’antithèse subtile,
Où, sans règle et sans frein, l’esprit tient lieu de tout,
Où l’on en trouve plus ni bon sens, ni bon goût,
Mais qui, des plats gourmets des ondes du Permesse,
Par un goût frelaté charment la froide ivresse ;
Car de l’esprit du jour tant d’auteurs inspirés,
S’ils étaient moins mauvais seraient moins admirés.
L’autre siècle éclairé par des maîtres habiles,
Pour juger les écrits eut des yeux difficiles ;
On admira Corneille et son esprit divin ;
Mais on n’admira point son amour pour Lucain.
On ne s’attendait pas que Quinault, au Parnasse,
Près de Racine un jour viendrait prendre sa place,
Ni qu’enfin l’Opéra trouverait des lecteurs.
Le bon goût sur la scène avait des protecteurs.
Le parterre français l’oreille encore remplie
Des sons harmonieux de Phèdre et d’Athalie,
Ennemi des sots vers, autant que des Anglais,
Eût sifflé sans pitié le Maire de Calais.
Sur un joyeux théâtre, où, pour mieux nous séduire,
La Raison nous amuse, et rit pour nous instruire,
Eût-il souffert un fat qui, d’un ton de rhéteur,
À côté de Molière eût préché l’auditeur ?
Justement révolté qu’un goût hétéroclite
Fit larmoyer Thalie en maussade Héraclite,
Il eût associé par un même destin,
Le Père de famille aux sermons de Cotin ?
Ce n’est pas cependant qu’un ridicule ouvrage
Du peuple quelquefois ne surprît le suffrage.
La brigue, ou la faveur, qui sans choix applaudit,
Pouvait pour quelque temps mettre un sot en crédit,
Et, rival de Pradon, peut-être que Lemierre
Eût balancé Racine et séduit Deshoulière :
Mais bientôt la satire, aux yeux fins et perçants,
S’armait du ridicule et vengeait le bon sens,
Dénonçait au public Pradon chargé de honte,
D’un triomphe usurpé lui redemandait compte ;
Et son nom diffamé, vil jouet des lecteurs,
Semble encore une injure aux plus méchants auteurs.
Malheur à qui, prêtant le flanc à la satire,
Se livra sans génie à la fureur d’écrire,
Et ne comptant pour rien la honte d’ennuyer,
Mit son impertinence au jour sur le papier !
Maintenant, grâce au goût, à l’humeur pacifique
D’un siècle plus humain, nommé philosophique,
Chacun, comme il l’entend, raisonne en liberté,
Et eut extravaguer en pleine sûreté.
Il n’est point de grimaud qui ne puisse à sa mode,
Réformer la raison, prescrire un nouveau code,
Et souvent admiré, toujours content de lui,
Verser impunément des lots d’encre et d’ennui.
L’un prétend, dans le monde épris de son beau style,
En traduisant Brébeuf faire oublier Virgile.
D’un fatras emphatique un autre enflant sa voix
Vient régenter les grands, les ministres, les rois,
Et dans l’académie, empesé pédagogue,
Voit, malgré d’Olivet, son faux sublime en vogue. 1
Voyez-vous ce pygmée, aux regards effrontés,
Petit auteur bouffi d’ouvrages avortés,
Aussi sec dans ses vers que maigre dans sa prose,
De quel air au Parnase il ordonne, il dispose !
Il parle, et devant lui Corneille doit plier ;
Rousseau dans l’art des vers ne fut qu’un écolier ;
Pascal, froid écrivain ; Boileau, faible critique ;
Et le Temple du goût vaut tout l’Art poétique.
À toute impertinence un champ libre st ouvert.
La licence en crédit marche à front découvert.
Sur l’arbre du faux goût les mauvais fruits abondent.
Les sots auteurs en foule, en tous lieux nous inondent :
Et quel siècle pour eux montra plus de douceur !
Si contre eux par hasard il s’élève un censeur
Qui joigne le bon sens au sel de la satire,
Quel orage sur lui son badinage attire !
Quels cris ! Où fuira-t-il ? Et pour mieux effrayer
Quiconque à leurs dépens oserait s’égayer,
Du Critique fameux, si craint durant sa vie,
N’ont-ils pas à l’envi décrié le génie !
Pour faire le procès à sa malignité,
Ils réclament la paix, les lois, l’humanité,
Chez un peuple poli, quel trouble, quel désordre,
Si sur un pauvre auteur à son aise on peut mordre ;
Si Murville et Sautreau, pour un livre un peu plat,
De cent fâcheux brocards doivent souffrir l’éclat !
Surtout ils font crier les ombres en furie
De ces tristes martyrs de la plaisanterie
Qui, des doctes coteaux jusques aux sombres bords,
Sont, au bruit des sifflets, descendus chez les morts.
Du seul nom de satire ainsi chacun s’’irrite,
Et la craint d’autant plus que plus il la mérite.
Toutefois ces esprits, si bénins pour les sots,
Contre Dieu, sans scrupule, aiguisent leurs bons mots :
Ces discrets ennemis d’innocentes querelles
Proscrivent la satire et prônent des libelles :
L’éloquent Genevois est par eux dénigré ;
Mais le pesant Naigeon nous assomme à son gré.
Pour moi qui, de bonne heure, éclairé par Horace,
Du vrai goût délaissé n’ai point perdu la trace ;
Qui, rempli des leçons que Despréaux m’apprit,
Au faux esprit du siècle ait fermé mon esprit ;
Honorant la vertu, respectant le génie,
À l’Arétin français laissant la calomnie,
Dussé-je voir partout contre moi s’ameuter
Le peuple des rimeurs facile à s’irriter,
Je veux, malgré leurs cris, leur rage et leur sottise,
De nos tristes auteurs me rire avec franchise,
Et payer par un vers malignement tourné,
L’ennui que les Darnaud souvent m’auront donné.
- 1L’abbé d’Olivet vivait encore quand cette première satire fut composée, vers 1766.
Satiriques du dix-huitième siècle, t.II, p.37-43
Les 11 satires de Clément occupent les N°$7724-$7734. Elles figurent dans le recueil Satires par M. C***, Amsterdam et se trouvent à Paris chez les Marchands de nouveautés, 1786.