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Les Événements du temps

Les événements du temps1
Dans les champs de l’Amérique2 ,
Qu’un guerrier vole aux combats,
Qu’il se mêle des débats
De l’empire britannique,
Eh ! qu’est qu’ça me fait à moi ?
J’ai l’humeur très pacifique.
Eh ! qu’est qu’ça me fait à moi,
Quand je chante et quand je bois ?

Que, folles de leur coiffure,
Nos charmantes de la cour
Imaginent chaque jour
De quoi gâter la nature ;
Eh ! qu’est qu’ça me fait à moi ?
Lise est si bien sans parure.

Qu’en chenille carmélite3
Un magistrat chez Laïs
Coure donner son avis
Sur le pouf et la lévite,
Eh ! qu’est qu’ça me fait à moi ?
Jamais je ne sollicite.

Placé dans le ministère,
De Necker qu’un successeur
D’un vingtième soit l’auteur,
A la fin de cette guerre ;
Eh ! qu’est qu’ça me fait à moi ?
Je n’ai ni maison, ni terre.

Que la troupe de Molière
Quitte le Louvre à grands frais,
Pour essayer nos sifflets
Dans la vaste bonbonnière4 ;
Eh ! qu’est qu’ça me fait à moi ?
Je suis assis au parterre.

Que tout Paris encourage
L’auteur d’un bateau volant,
Qui promet qu’au firmament
Nous irons en équipage ;
Eh ! qu’est qu’ça me fait à moi ?
Je ne suis pas du voyage.

Que Linguet de sa courtine
Veuille apprendre à notre orgueil
Que l’on peut en un clin d’œil
Se faire entendre de Chine5  ;
Eh ! qu’est qu’ça me fait à moi ?
On m’entend de ma cuisine.

Que Vera, ce pauvre hère6 ,
Avec un simple cordeau,
Nous fasse monter de l’eau
Du puits ou de la rivière ;
Eh ! qu’est qu’ça me fait à moi ?
Jamais d’eau n’entre en mon verre.

Que Bleton, par sa baguette,
Soit sorcier ou non sorcier7  ;
Que l’eau le faisant crier,
En convulsions le mette8 ;
Eh ! qu’est qu’ça me fait à moi ?
A quoi me sert sa recette ?

Qu’un grand duc de Moscovie9
Voyage superbement,
Quand le Saint-Père humblement
S’en retourne en Italie10  ;
Eh ! qu’est qu’ça me fait à moi ?
Je n’ai pas telle folie.

Que Chartres, après la bataille,
Perde un procès aujourd’hui11 ;
Qu’entre les Français et lui
Il élève une muraille,
Eh ! qu’est qu’ça me fait à moi
Qu’on le honnisse ou le raille ?
Eh ! qu’est qu’ça me fait à moi,
Quand je ris et quand je bois ?

  • 1 Par le chevalier d’Aubonne. (M.)(R)
  • 2On a fait un vaudeville historique et ayant plus de sel que de coutume, sur quelques événements récents, tels que le voyage de La Fayette en Amérique ; la coiffure ridicule des femmes d’aujourd’hui ; l’allure non moins révoltante de nos petits-maîtres ; la nouvelle salle de Comédie française ; le bateau volant ; le secret de Linguet ; le sourcier Bleton ; enfin l’arrivée du comte du Nord. Il est sur l’air d’Albaneze : Eh ! qu’est-ce qu’ça m’fait à moi ? (Mémoires secrets, 27 juin 1782)(R)
  • 3Nom d’une couleur à la mode. (Mémoires secrets)
  • 4La nouvelle salle de la Comédie‑Française était peinte en blanc, ce qui a fait dire qu’elle ressemblait à une salle de sucre (Mémoires secrets). Ce n’était pas d’ailleurs le seul de ses inconvénients : « Le public n’en était point content, on la trouvait d’une architecture lourde, on se plaignait de la petitesse des loges, de la manière dont la salle était coupée ; il y avait nombre de places desquelles on ne voyait point. Cependant le parterre était assis, heureuse innovation On critiqua fort la couleur blanche des peintures ; les femmes se plaignaient qu’elle écrasait leurs toilettes. » (Mémoires de la baronne d’Oberkirch.)(R)
  • 5Il était encore à la Bastille quand son projet parut. (Mémoires secrets) — Linguet avait annoncé dans un mémoire qu’il venait de découvrir un moyen simple et pratique d’opérer les communications d’une ville à l’autre, avec une rapidité extrême et une précision absolue. D’après son système, les ordres détaillés du gouvernement devaient être transmis de Versailles à Brest et à Toulon « en aussi peu de temps qu’il en aurait fallu à un bon écrivain pour les copier six fois et sans que les agents intermédiaires en pussent pénétrer l’objet ».(R)
  • 6Le sieur Vera, commis de la poste, homme « sans érudition, sans principes, sans aucune connaissance des arts », avait inventé une machine extrêmement simple et peu dispendieuse pour élever l’eau à des hauteurs considérables Sa découverte avait été examinée et approuvée par deux commissaires de l’Académie des sciences à la fin de l’année 1781.(R)
  • 7Le sieur Bleton prétendait découvrir les sources et les courants d’eau souterrains à l’aide d’une baguette divinatoire. Les Mémoires secrets  nous apprennent que des expériences faites sous les yeux de M. Guillaumot, intendant général des bâtiments du Roi, démontrèrent l’exactitude de ses assertions. Le médecin Thouvenel, inspecteur des eaux minérales de France, publia à cette occasion un mémoire dans lequel il s’efforçait de prouver scientifiquement la valeur des théories hydroscopiques de Bleton, que le public avait trouvé plaisant d’appeler le sourcier. (R)
  • 8« La sensation qu’éprouve Bleton consiste en symptômes nerveux, spasmodiques et convulsifs qui se manifestent par la rotation d’une baguette de métal ou de bois (pourvu qu’elle ne soit pas de sureau) supportée par ses deux index. » (Mémoires secrets)
  • 9Le grand‑duc de Russie, qui fut plus tard czar sous le nom de Paul Ier, et sa femme, la princesse de Wurtemberg, étaient venus en France au mois de mai, sous le nom de comte et comtesse du Nord. Grimm écrivait, à l’occasion de l’accueil empressé qui leur fut fait partout : « Que l’héritier du plus vaste empire qui existe et qui ait jamais existé, qu’un descendant de Pierre le Grand destiné un jour à occuper le trône, et, puisqu’il est encore un nom au‑dessus de ces grands noms, que le fils de Catherine II serait l’objet de l’attention et de l’empressement de tous les pays qu’il daignerait parcourir, c’est sans doute ce qu’il était fort aisé de prévoir, mais que son caractère et son esprit paraîtraient répondre partout à la grande attente que laissaient concevoir des titres si glorieux, c’est du moins ce qui a dû étonner tous ceux qui ne s’étaient pas fait une juste idée et du progrès que les lumières ont acquis dans le Nord et de l’heureuse influence d’une éducation dirigée par la plus éclairée comme par la plus auguste des mères… Il semble qu’on ait été surpris qu’il n’eût pas la taille d’un Atlas ou d’un Hercule, car tout policés que nous sommes, nous tenons encore un peu de nos préjugés gothiques et sauvages. On l’a été bien plus de remarquer dans son maintien toute l’aisance, toute la grâce, toute la noblesse facile des usages et des manières de notre cour. »(R)
  • 10Le pape Pie VI était allé à Vienne au mois de février pour régler sans intermédiaire les diffërends qui s’étaient élevés entre lui et l’empereur Joseph II.(R)
  • 11 Le duc de Chartres avait intenté un procès à la ville de Paris pour l’obliger à rebâtir la salle de théâtre du Palais‑Royal, servant depuis 1771 à l’Opéra et incendiée le 6 juin 1781. Mais il fut débouté de ses prétentions et condamné aux dépens pour avoir mal dirigé sa demande, car depuis près de deux ans la Ville n’avait plus à intervenir dans l’administration de l’Académie royale de musique.(R)

Numéro
$1520


Année
1782

Auteur
Aubonne (Chevalier d')



Références

Raunié, X,65-70 - Mémoires secrets, XX, 313-15 -  CSPL, t.XIII, p.138-9-42 (air noté) - Barbier-Vernillat, III, 167-69